Sortir
du piège de l'(H)istoire - La transgression par l'art
Jocelyn VALTON
COLLOQUE "ART
& TRANSGRESSION(S)"
CEREAP 2012
A l'invitation du CEREAP (Centre d'Etudes et de
Recherches en Esthétique et Arts Plastiques), ce texte fit l'objet d'une
communication pour le colloque ARTS ET TRANSGRESSION(S) en décembre 2012 en Guadeloupe.
Au motif d'une forme considérée comme "pas assez universitaire" l'article censuré ne sera pas publié dans les actes du colloque...
Au motif d'une forme considérée comme "pas assez universitaire" l'article censuré ne sera pas publié dans les actes du colloque...
La Fondation
Clément agissant dans le domaine de l'art
contemporain des Caraïbes, et dont le rôle est questionné dans mon propos,
apparaît depuis le n° 18 de la revue Recherches en Esthétique (Transgression(s)), janvier 2013, comme un
nouveau sponsor du CEREAP.
Liminaire
Transgression
I
Ma
participation à ce colloque voulait adopter une autre forme que celle d'un
exercice face à un public en attente d'un déploiement de savoir savant sur le
thème de la transgression en art. Il s'agirait plutôt de tenter d'introduire un
questionnement sur l'art comme expérience visant à créer un degré plus élevé de
conscience dans le contexte singulier des Caraïbes. Refusant d'adopter tous les
codes du discours universitaire, j'invite donc à considérer mon propos même, comme
une des formes possibles de la transgression. Trois temps, en des lieux différents
serviront mon dessein de faire émerger ces formes transgressives.
Paris,
la Martinique et la Guadeloupe, ces îles de l'ex empire colonial français, dont
on peut considérer qu'elles en sont aujourd'hui les vestiges anachroniques, les
ruines enguirlandées... Il faut rappeler, tant cette dimension demeure occultée,
combien notre monde contemporain est l'héritier du fait colonial et de l'hégémonie
racialisée qui le caractérise. Cela est tout aussi vrai pour le domaine de l'art.
Que l'on pense par exemple à l'art des Delacroix, Gauguin, Matisse... qui ne peut
être pleinement compris sans la prise en compte de l'Orientalisme[1].
Ou bien à Picasso en super-prédateur, au "génie" soudain catalysé par
le « choc » de sa visite au musée du Trocadéro en juin 1907, et qui sera
initié à la dimension prédatrice de l'entreprise coloniale à travers la vision
de l'effrayant capharnaüm des objets magiques d'Afrique et d'Océanie. Picasso, figure
archétypale incarnant comme un Moloch vorace, l'Europe en expansion, partant (je
cite) à « la chasse aux Nègres » avec ses amis peintres sur les
marchés aux puces de Paris ou Marseille[2].
De même, j'analyse l'interminable maintien des pays et des peuples dominés
(Amérindiens, Africains, Afro-américains, Caribéens, ...) dans la
"périphérie" d'un monde occidental de l'art, ainsi que l'hégémonie
des grandes puissances (ex) coloniales trustant : marché, système des musées et
galeries, biennales et foires internationales, appareil critique... comme le
reflet du monde issu de la domination coloniale. Ainsi, me paraît suspecte,
toute attitude voulant réduire les questions que posent ces lieux de tensions
et de paradoxes (tensions raciale et sociale, ambiguïté des rapports avec la
France...), à une dimension simplement "locale".[3]
Temps 1
Mai 2010
Simon Njami
pour Bernard Hayot - Contexte de l'exposition "3X3", Paris
Comme
pour les deux expositions d'art contemporain « extra-occidental » qui
eurent lieu à Paris : Africa Remix, l'art
contemporain d'un continent - Centre Pompidou, 2005 (qui montrait des
artistes contemporains africains) et Kréyol
Factory - La Villette, 2009 (qui montrait des artistes des Caraïbes), je m'apprête
à faire le voyage Pointe-à-Pitre / Paris. Sans commande, avec le soutien d'amis
qui se partagent hébergement et billet d'avion, je fais le trajet de 7000 km pour
voir 3X3, une exposition en triptyque
qui a lieu un an après la grande grève du LKP de 2009 en Guadeloupe[4].
Vouloir faire œuvre critique avec l'indépendance et la liberté de ton que j'ai
toujours revendiquée dans l'espace contraint d'une ancienne (?) colonie des
Caraïbes, est à ce prix. L'exposition, au vu des moyens déployés, revêt un
caractère inédit pour l'histoire de l'art qui s'écrit dans les Caraïbes. Un béké[5]
fortuné de la Martinique, créateur d'une fondation d'art contemporain en est le
commanditaire. Il a fait appel à Simon Njami, connu comme spécialiste de
l'Afrique et des Caraïbes. D'origine camerounaise, il fut notamment un des
commissaires de Africa Remix. Ils vont
présenter le travail de trois artistes des Antilles françaises dans trois
galeries parisiennes. Arrivé pour le vernissage du Martiniquais Ernest Breleur
à la galerie Les Filles du Calvaire, je verrai aussi l'exposition de Bruno
Pedurand, originaire de la Guadeloupe, qui se termine deux jours plus tard à la
galerie Olivier Robert. Bien que je ne puisse voir les photographies du
Martiniquais David Damoison, dernier volet de 3X3, qui débutait un mois plus tard à la galerie Anne de Villepoix,
je veux tenter de décoder le discours, apparent et sous jacent, que véhicule l'exposition
en triptyque.
Galerie Olivier Robert, je fais la rencontre fortuite du mécène
à l'origine de l'événement. Bernard Hayot, une des grandes fortunes de France,
est un homme d'affaires originaire de la Martinique, à la tête d'un empire commercial
qui s'étend sur plusieurs continents. Le personnage, considéré comme atypique,
préside aux destinées de la Fondation
Clément, une fondation pour l'art contemporain des Caraïbes, implantée dans
la commune du François, sur le site d'une ancienne Habitation esclavagiste. Après
que je sois présenté par le galeriste au mécène et à son collaborateur, ce
dernier sort d'un porte documents un de mes articles datant de mai 2009 et
m'informe en une formule sibylline... « qu'il me lit dans l'avion ». Le
fait n'est pas anodin car cet article[6]
porte sur une exposition de peintures en Guadeloupe dans lequel je pose la question
de la définition de l'art, des questions liées au racisme, au récit historique,
à la mémoire... toutes questions qui sont des points de tension entre békés,
Français de l'Hexagone et Afro-descendants des Caraïbes. Une nouvelle tentative
pour briser le silence autour de l'étrange présence dans l'hémicycle du Conseil
Régional de Guadeloupe, d'un ensemble de 7 panneaux peints, fruits d'une
commande publique à Nicole Réache en parallèle à Mémorielles 3, son exposition pour le moins problématique de 1998. En
effet, l'exposition présentait des images révisionnistes et négationnistes de
l'esclavage accompagnées des contributions complaisantes de 80 personnalités et
notables de l'île, ou de l'Hexagone : professeurs d'université, historiens, chercheurs
du CNRS, artistes, écrivains, personnalités politiques, journalistes, hommes
d'affaires, riches békés, et jusqu'à des figures indépendantistes... ignorant,
minimisant ou niant la réalité du crime. Un microcosme improbable lié par le
pouvoir, soudé par la volonté de l'oubli et opposant sa force d'inertie à toute
analyse mettant en cause ses protagonistes. Afin d'obtenir le retrait des
peintures de cette commande liée à l'exposition révisionniste de 1998, il me
paraît encore aujourd'hui, nécessaire de faire comprendre à quel point cette
exposition fut un vrai cheval de Troie au cœur du dispositif des commémorations
du 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage aux Antilles
françaises. Une opération de manipulation de l'opinion, véritable machine de
guerre lancée contre l'esprit de ce moment de commémoration qui aurait dû être
une étape cruciale dans la réappropriation collective du récit historique « outre-mer »
et dans l'Hexagone.[7] Mais
faut-il rappeler une évidence concernant cette réappropriation : l'impulsion ne
saurait venir de l'ancienne puissance coloniale. Nous devons avoir la force de
tracer ce chemin.
Transgression des valeurs démocratiques,
de la mémoire et de l'Histoire...
Temps de l'ombre... Trou noir de la
conscience...
3X3 - Les artistes, l'exposition, le mécène
Décrypter maintenant ce que j'ai pu voir à
Paris : Ernest Breleur dans le vaste espace de la galerie des Filles du
Calvaire, son imposante série de Portraits
sans visages, les séries de portraits de SDF parisiens et celle de Marylin
d'après Warhol... Dans ces propositions, perce un certain formalisme (la série de
petites dimensions d'après les Marylin
de Warhol, nouvelles dans le répertoire de Breleur, tout comme les SDF parisiens,
me semblent être un choix consensuel avec un côté chic parisien) qui me paraît
avoir été dicté par l'enjeu d'une exposition dans la capitale parisienne. Bruno
Pedurand chez Olivier Robert, dans un espace plus modeste ne pouvant accueillir
qu'un nombre limité de pièces. Sa vidéo interactive où, à la figure du Christ,
vient se superposer le portrait de l'artiste afro-caribéen, et son installation
avec un polyptyque d'après Adam et Eve
de Dürer où les personnages sont confrontés à un article du Code Noir de J-B. Colbert gravé dans le
bois, avec des Bibles cloutées posées sur des socles immaculés. Réflexion sur
la manière dont a été introduit dans cette région du monde le socle religieux
de la civilisation occidentale. Au centre du polyptyque, la présence d'un crâne
qui fait cette pièce entrer en résonnance avec l'exposition C'est la vie qui a lieu au même moment
au musée Maillol autour du thème des Vanités
exploré par des artistes de Caravage à Damien Hirst... Malgré tout, j'ai le
sentiment de ne pas avoir assez de matière pour répondre à mes interrogations
pour mon projet d'article. Quelles sont les intentions qui sous-tendent cette
exposition en triptyque ? La structure de l'exposition, autant que la figure du
mécène, me semblent partiellement occulter œuvres et artistes. Je note que la
presse spécialisée n'a pas rendu compte des expositions de 3X3, hormis Beaux-Arts
Magazine qui a sorti un « supplément »... financé par la Fondation Clément et un article dans le
n° 35 de la revue Art Absolument. Plus
que les œuvres données à voir par Simon Njami et Bernard Hayot, le principal enjeu
me semble être le discours sous-jacent que tient l'exposition en triptyque. Le
mécène veut-t-il entrer en dialogue avec d'autres acteurs majeurs de l'art de
l'Hexagone comme François Pinault et se positionner en contrepoint pour
accroître ainsi le prestige de sa fondation[8]
? En réalité, je ne crois pas que le discours implicite de la Fondation Clément, dont les enjeux dépassent
à la fois la personne de son mécène et les frontières de l'art, puisse être
analysé à travers cette unique grille.
Temps 2
Août 2010
Guadeloupe /
Martinique - Les lieux de la mémoire sélective
Accueilli par des amis, je décide de me
rendre en Martinique au mois d'août afin de compléter le puzzle. Nous nous rendons
à la Fondation Clément implantée sur
le site de l'ancienne Habitation esclavagiste. Les visiteurs sont invités à
suivre un parcours (jardin arboré, ruines à caractère industriel, chai pour le
vieillissement des rhums, vieilles bâtisses restaurées et mobilier
"créole" d'époque, photos d'une fameuse rencontre au sommet Bush / Mitterand
sur l'Habitation, œuvres de la collection...) se terminant par une dégustation
de rhum à la boutique de l'Habitation. J'ai alors le sentiment que les questions
que devrait imposer l'histoire du lieu ne sont jamais clairement abordées. Mes
premières impressions sont confortées par ce que je peux observer en visitant
d'autres Habitations de l'île, notamment l'Habitation
St James (Ste Marie), le Domaine de
Fonds St Jacques (Ste Marie) qui fut dirigé par le Père Labat (un père
Dominicain)[9]
au XVIIIe siècle, Château Dubuc (Tartane)
dont les ruines insolentes sont aujourd'hui la propriété du conseil général, comme
le Domaine de la Pagerie (Trois
Îlets) où a vécu Joséphine de Beauharnais épouse de Napoléon Bonaparte et dont
la statue sur la Place de la Savane à
Fort-de-France a été décapitée en 1991, dans un acte de
vandalisme cathartique. Je suis frappé par le discours aseptisé tenu à l'Habitation St James (lors de la visite, nous remarquons une maquette présentant
les bâtiments de l'Habitation en 1849, soit un an après l'abolition de 1848. Il
ne nous échappe pas que la date choisie n'est pas innocente. Moyen subtil pour fabriquer
un argument justifiant que la mémoire des esclaves soit évacuée "en toute
logique" du discours dominant). Même discours aseptisé sur le site de l'Habitation Clément, où aucune stèle,
œuvre, monument, espace spécifiques de recueillement ne porte clairement
témoignage d'une mémoire partagée de l'esclavage. Mon séjour martiniquais jette
un nouvel éclairage sur ce que j'ai pu voir à Paris et me permet de compléter
le puzzle. Car je vois un grand paradoxe à organiser dans un tel lieu, toutes
ces expositions d'art contemporain centrées sur des artistes des Caraïbes et ne
pas trouver les voies et moyens pour libérer la parole autour de la question
d'une Histoire vraiment partagée de la Traite et de l'esclavage.
Temps du déni...
Transgresser les discours dominants / Créer
- imaginer des contre-discours
Temps 3
Décembre
2010-Avril 2012
Guadeloupe /
Paris / Amsterdam - Dénouer le nœud de la mémoire sélective
A
mon retour en Guadeloupe, Simon Njami répond favorablement à ma demande d'interview.
Ne partageant pas toujours son point de vue sur le contexte des Caraïbes, je
déroge aux règles du genre en prenant progressivement la parole et en
confrontant nos visions respectives. Cet échange va prendre la forme d'une
longue conversation, qui par mails interposés ne se terminera, après quelques
interruptions, qu'au terme d'une année.
A la demande de la commissaire
d'exposition Nancy Hoffman, le texte de cette « conversation » a été initialement
publié en anglais dans le catalogue de Who
More Sci Fi Than Us, Contemporary Art From the Caribbean, exposition qui
s'est tenue en Hollande en mai-août 2012. Mais cette version de notre entretien
a été amputée de toutes les questions relatives à la Fondation Clément (son implantation problématique sur une ancienne
Habitation esclavagiste, sa relation à l'Histoire, ses objectifs, les enjeux du
mécénat de Bernard Hayot et de son groupe GBH...) sans que je puisse contrôler et
valider les coupes avant publication.[10]
En outre, je devais m'apercevoir, après réception d'un exemplaire du catalogue,
que la Fondation Clément apparaît
dans la liste des remerciements et que son logo figure en bonne place... Sans
tirer de conclusions hâtives, comment écarter l'idée que certains se soient
sentis obligés de ménager un richissime et influant mécène de cette région du
monde ?
Que la Fondation puisse monter des
expositions sans que vraiment change le fond du discours conservateur sur cette
partie de l'Histoire serait, selon certains observateurs, de l'ordre naturel et
immuable des choses. Pour ma part, je refuse l'idée que nous soyons, les uns
les autres, prisonniers des règles dictées par les logiques claniques ou ethniques.
Dans une Caraïbe moderne où tous les groupes humains devraient pouvoir vivre
ensemble et partager, nous devons croire, sans naïveté excessive, que ce qui représente
une source d'indignation pour les uns puisse l'être autant pour tous. Cette fondation
pour l'art en terre martiniquaise, pourrait donc, afin d'être vraiment
cohérente avec notre époque, porter une exigence partagée d'intégrité devant
l'Histoire afin de devenir le lieu inédit d'un véritable projet commun. Outre
son ouverture à la création contemporaine, ne pourrait-elle pas aussi donner un
soutien appuyé aux chercheurs, historiens, sociologues, historiens de l'art, spécialistes
de l'histoire coloniale des Caraïbes... ? La Fondation dispose des moyens
matériels pour abriter, dans un cadre ainsi défini, un centre de recherches à
vocation scientifique. Création donc, mais aussi « archive » afin de mettre
en résonance de manière dynamique, passé, présent et futur.
Puisque nous refusons de nous soumettre à
l'idée que nos sociétés se figent dans un immobilisme anachronique, reste le
choix de la transgression des tabous alimentés par la notion de race, les
préjugés de couleur, des vieilles peurs et des haines qui dictent les postures
de part et d'autre de l'ancienne « ligne de couleur », une frontière
dressée entre les groupes humains... A tous ceux qui avancent qu'un tel projet
ne saurait émaner d'un béké du fait même de ses origines, comme si tout projet
commun de l'ordre de l'Histoire était impensable du fait de l'ethnicité, je
réponds que c'est précisément ce dépassement inédit des intérêts ethniques, ou
de caste, qui lui donnerait la force de l'intérêt général.
Transgresser les règles figées dans un
silence sépulcral n'est pas le moindre des défis...
Oser une parole libérée...
Temps 3
Guadeloupe /... Nous sommes l'archive
L'Histoire entre par effraction, se jouant
de ceux qui voudraient la noyer dans la nasse de l'oubli. Les 20 et 21 novembre
2012 se tenait en Guadeloupe un colloque concernant le projet du Mémorial Acte. L'objectif du conseil
régional est de faire la promotion de ce futur « Centre caribéen d'expressions et de mémoires de la traite et de
l'esclavage » pour lequel, Simon Njami s'est vu confier la mission de
constituer une collection d'œuvres contemporaines. Le programme du colloque faisait
apparaître au nombre des historiens et des spécialistes de l'art participant
aux travaux, le nom de Gérard Lafleur. Il me revient qu'il fut un des
contributeurs au catalogue de l'exposition révisionniste de 1998, lui aussi
resté muet à son sujet durant cette dernière quinzaine d'années... Avant qu'il
ne sorte de terre, voilà le Mémorial Acte
aux prises avec des contradictions dont la Région Guadeloupe doit se défaire. Un
jour portant aux nues un peintre révisionniste, un autre se portant garant de
la mémoire de la traite et de l'esclavage.
Du fait de la traite et de l'exil forcé,
la diaspora afro-caribéenne a constitué une forme d'archive sur le plan
symbolique, anthropologique et génétique. Nous sommes, à proprement parler,
« L'Archive »... La vivante archive de cette tragédie ! Dès le début
de l'entreprise esclavagiste, il a fallu lutter en permanence contre les
assauts répétés ayant pour seul objectif de réduire à néant toute velléité de
mémoire, toute dimension archivistique. Je considère en premier lieu, que toute
entreprise liée à la mémoire en ces régions, devrait prendre en compte cette
dimension. J'affirme également que les discours critiques qui tentent de passer
outre cette dimension d'archive en adoptant une posture "comme si de rien n'était", se discréditent.
Dans le lieu de l'archive, l'Histoire est une donnée incontournable pour la
pensée. Reconnaître l'importance de cette donnée, est un préalable à tout
discours, la clé d'ouverture du dialogue.
- Le milieu de l'art ne doit-il pas faire
vivre une tradition du débat animé par tous ses protagonistes : artistes,
critiques d'art, public, institutions, politiques, même (et surtout) lorsqu'il dérange
l'hégémonie de toute forme de pouvoir ?
- Si l'on admet que le conseil régional de
Guadeloupe est interpellé de manière pertinente pour la commande publique au
bénéfice de Nicole Réache, cette question peut-elle se voir réduite à une
dimension "folklorique", simple "querelle d'Antillais" ou
bien renvoie-t-elle plus largement au traitement de l'histoire coloniale par la
France comme « république archipel » [11]
? Rappelons que c'est l'histoire de l'humanité tout entière qui est marquée par
ce fait colonial. Edward Saïd dans L'Orientalisme,
ouvrage fondateur des théories postcoloniales, précise :
« de
1815 à 1914, l'empire colonial direct de l'Europe est passé de 35 % de la
surface de la terre à 85 %. »
Les
empires coloniaux se sont étendus sur tous les continents. L'Europe a fait main
basse sur la quasi totalité de la planète dans une logique de prédation que
rien n'arrête depuis la "découverte" de l'Amérique jusqu'à nos jours.
Discours religieux et théories raciales à prétentions scientifiques se sont
relayés pour justifier la domination des peuples et des cultures extra-occidentales.
Il faut donc admettre que nous sommes loin d'une problématique du "ton
local", pouvant être circonscrite à une dimension régionale.
Épilogue
L'art est une forme d'énergie qui peut
changer et augmenter l'acuité de nos perceptions. Une possibilité de déjouer
l'opacité du réel. Tout processus révolutionnaire, transgression violente d'un
ordre politique ou esthétique, a toujours pour origine un changement dans la
perception. Notre réel me semble encore entièrement marqué par une longue
histoire de domination brutale et racialisée. Dans ce contexte, l'ordre colonial
qui a servi de matrice et structuré-déstructuré cet espace dans ses dimensions
physiques et symboliques, a généré des modes de production, une organisation
segmentée du territoire, un type de rapport à l'Autre et à soi-même abîmé par
des siècles de haine. Cet ordre colonial a exercé son emprise sur les
imaginaires et conduit à une forme pervertie de la relation. L'artiste afro-américaine
Kara Walker évoque ainsi les liens troubles qui unissent les victimes de
l'esclavage et leurs Blancs bourreaux sur les Plantations des Amériques. Gouffre
vertigineux dans lequel se trouvaient précipités pêle-mêle : cruautés, tortures,
souffrances, passions, meurtres, amours, sexe, haines[12]...
Pour mieux les dominer, les traitements les plus inhumains étaient infligés à
ceux que l'on avaient ravalés au rang de simples choses (« biens
meubles » selon le Code Noir de
Jean-Baptiste Colbert). Les bourreaux eux-mêmes ne pouvaient sortir indemnes de
cet environnement toxique comme nul autre qu'ils avaient créé. Dans les Caraïbes
françaises où le colonialisme semble parachevé à travers une sorte
d'aboutissement inédit[13],
il me paraît salutaire de transgresser ce qui subsiste de cet ordre ancien et
ses avatars modernes auxquels nous sommes confrontés.
Toutes les activités humaines, toutes les
strates de nos sociétés, les moindres interstices de la pensée, ont été
imprégnés par cet imaginaire colonial. Le paradoxe est qu'il porte sûrement en
son sein les germes de sa propre destruction puisque ses mécanismes ont aussi gangrené
les sociétés dominantes. Victimes et bourreaux portant chacun leur lot de
stigmates invalidants. L'art, comme projection des sociétés qui lui donnent
forme, ne peut s'abstraire de ces réalités. Il en a été nourri, il en est
consubstantiel. C'est ainsi qu'il demeure encore une forme d'activité relativement
clivée sur laquelle règne une majorité d'artistes en individus mâles, Blancs où
la plupart des créateurs issus des ex colonies n'ont que difficilement accès au
cercle fermé du "monde occidental de l'art". Un sentiment de
supériorité, produit de l'impérialisme, et laissant croire que le
"génie" ne peut venir que de l'intérieur de sa forteresse en dépit de
quelques exceptions médiatiques à la mode multiculturaliste sur plusieurs
continents : Jean-Michel Basquiat, Anish Kapoor, Ai Weiwei... Jamais
comme aujourd'hui, ce cadre idéologique et son système de valeurs vantées pour
leur "universalité" (en réalité, il faut entendre : validées par
l'Occident), n'a nécessité d'être remis en cause. Les dégâts de la
marchandisation planétarisée, de la crise du capitalisme mondialisé indiquent
que ce modèle a atteint des limites insupportables.
L'art, en nouvelle religion, est encore placé
au sommet de la pyramide des valeurs en Occident. Non plus pour son supplément
d'âme et de spiritualité, mais pour sa valeur spéculative capable d'affoler les
marchés financiers. Tel qu'il se manifeste, peut-il être considéré comme le
modèle pertinent pour des sociétés ayant les singulières trajectoires des
Caraïbes ? Là où le colonialisme a jeté ses filets, le statut et la fonction de
l'art peuvent-ils être les mêmes que ceux des anciennes puissances impériales ?
L'histoire, comme processus dynamique, n'en finit pas de s'écrire et le désir de
changer la nature des relations de pouvoir instaurées par (l'ex ?) puissance
coloniale ne sait pas encore comment s'incarner dans un monde ancien qui vacille.
Il serait pertinent de nous interroger sur les valeurs dont il fait la
promotion : ses artistes qu'on adule comme les icônes d'une nouvelle religion
où l'argent dicte les génuflexions, les œuvres produites et dont un grand
nombre sont porteuses, même à leur insu, de l'idéologie dominante. 1963 - 2013...
le temps du rêve de Martin Luther King, cinquante ans après Washington n'est
plus. Serait-il alors naïf d'espérer voir un riche mécène des Caraïbes faire
grandir son ambition jusqu'à de plus hauts sommets, là où nul de ses semblables
n'a encore eu l'audace de s'aventurer ? Qu'il ne veuille pas seulement entrer dans
l'histoire de l'art de cet archipel, mais qu'il ait plutôt le désir d'entrer
dans l'Histoire en permettant à deux communautés d'Hommes de briser les murs décrépis
de la haine. Car pour sur, l'art en tant qu'art, présente moins d'intérêt que transformer
la vie en œuvre. La Fondation Clément veut-elle changer les vieilles structures
racistes qui charpentent son milieu d'implantation ? Dans une Caraïbe faire-valoir
satellite de la puissance française, où tout est produit d'importation, conditionné,
y compris la pensée, espace déversoir de ce que l'Occident a parfois produit de
plus sombre... tenter de décrypter la trame cachée et lutter contre l'ordre ancien
devenu subreptice, transgresser y compris par le biais de l'art, l'imaginaire
colonial profondément enraciné, s'avère nécessaire pour sortir du piège de
l'Histoire.
© Jocelyn Valton, 2012-2014
« Transgression
! Transgression ! Tranchante notre marche, impudente notre quête. Et devant
nous lèvent d'elles-mêmes nos œuvres à venir, plus incisives et brèves, et
comme corrosives.
De l'aigre et de l'acerbe nous
connaissons les lois. Plus que denrées d'Afrique ou qu'épices latines, nos mets abondent en acides,
et nos sources sont furtives. ... »
SAINT-JOHN PERSE ; « Sécheresse » in : Chant pour un Équinoxe
ANNEXE
Carton
d'invitation de l'exposition Mémorielles
3 :
"Une indigoterie au XVIIe siècle" ; Nicole Réache, février 1998
« Pour mieux soupirer le passé, et rêver
l'avenir, Madame Nicole RÉACHE vous invite
à savourer
des moments de nostalgie, à l'occasion du vernissage de l'exposition de
peintures :
Arrêt sur images Mémorielles 3
Le mardi 30 juin à Pointe-à-Pitre au Centre Culturel
Rémy Nainsouta »
1 - Le terme renvoie ici, d'une part à l'art
Occidental et à l'engouement des artistes au XVIIIe - XIXe siècle, pour ce qui
touchait à la culture orientale, et d'autre part à l'ouvrage désormais célèbre
de Edward W. Saïd : L'Orientalisme - L'Orient créé par l'Occident, dans
lequel il démontre comment l'Orient est une fiction créée de toutes pièces par
l'Occident, mais qui finit par devenir une forme du réel. Un négatif
cartographié, étudié à l'université, présent en politique ou en littérature,
qui lui permet d'exister.
2 - Tout semble avoir été dit sur cet artiste en
figure cardinale de l'art occidental, mais j'avance ici l'idée que Picasso, à
la fois produit d'une civilisation et d'une époque qui voit l'Occident régner
sur le monde, affiche une confiance en son talent, un esprit conquérant, qui sont
comme l'écho de la posture choisie par l'Europe. Un inconscient colonial dont
il est dépositaire et qu'il convient de questionner. Picasso, né en Espagne, a
passé une grande partie de sa vie de peintre en France. Deux empires coloniaux
de tout premier plan balisent ainsi son existence. S'il peint Guernica en 1937 pour dénoncer le
bombardement nazi de ce village en Espagne, jamais il ne peindra un possible Africa pour dénoncer les crimes
coloniaux à l'échelle du Continent Noir auquel son art doit tant. Ainsi
devons-nous admettre que même des artistes d'avant-garde, considérés comme les
génies de leur époque, se montrent incapables de voir ce qui pourtant est la
plaie au cœur de leur temps.
3 - Je développe cette pensée dans un article publié
par Médiapart. « Une école pour la république archipel » tente de
démontrer comment les programmes de l'Éducation Nationale, même quand ils sont
soumis à "l'adaptation" prônée pour les territoires extra-hexagonaux,
peuvent être en décalage avec les valeurs proclamées de la république :
4 - A ce jour,
une des plus longues de l'histoire de France. Surprenante par sa force mobilisatrice et
son ampleur, la grève menée par le LKP préfigurait d'autres mouvements de
contestation qui allaient plus tard surgir au Maghreb et en Occident. Phénomène annonciateur de la crise mondiale sur fond
d'hyper spéculation boursière qui allait secouer les États-Unis et l'Europe
avec en tête de liste la Grèce, l'Espagne, le Portugal puis se manifester dans
les pays arabes sous la forme de flambées révolutionnaires en Egypte, en
Tunisie, en Syrie... Au centre des revendications exprimées, la dénonciation des profits
outranciers générés notamment par les méthodes de la grande distribution
"Outre mer" (marchés captifs,
situations de monopoles) et une structure économique et sociale (notamment une forte segmentation
ethnique) héritée du système de la Plantation esclavagiste.
5 - C'est par ce terme, dont on ignore l'origine
précise, que la plupart des descendants de colons esclavagistes de la
Martinique se désignent eux-mêmes. Nombre d'entre eux, hostiles aux mélanges
inter-ethniques, revendiquent encore une forme d'identité centrée sur la notion
de pureté de race et pratiquent volontiers l'endogamie. La Martinique
(contrairement à la Guadeloupe), s'étant soustraite à la première abolition de
l'esclavage en 1794, ce groupe n'a jamais connu de rupture dans la domination
exercée sur l'île, ni dans la possession et l'exploitation des grands domaines
agricoles qui ont servi de bases pour le redéploiement de leurs fortunes vers
d'autres domaines d'activités, notamment l'import-export et la grande distribution.
Voir à ce sujet l'ouvrage de l'anthropologue Edith Kovats Beaudoux : Les blancs créoles de la Martinique - Une
minorité dominante, L'Harmattan, Paris, 2002.
6 - « Hold up
sur l'art commémoratif », fut diffusé sur le Web comme mon interview
réalisée par une certaine Emmanuelle Fickt. En réalité le patronyme est
imaginaire, dérivé de fictionnel. Fickt n'est autre que mon avatar créé pour
l'occasion. Il s'agissait de trouver le moyen de produire un contre discours
pouvant faire face au discours dominant sur la question de l'esclavage et la
traite négrière. Sous cette forme transgressive, l'entretien a été conçu dans
la tradition des auto-interviews d'artistes.
7 - Pour
mieux prendre la mesure de cette exposition révisionniste aux confins de l'art,
il faut rappeler que l'État français depuis la loi Taubira du 21 mai 2001,
reconnaît l'esclavage et la traite transatlantique comme crime contre
l'humanité. Nous demandons, avec une certaine insistance, la condamnation
officielle des propos révisionnistes inscrits au catalogue de l'exposition Mémorielles 3 ainsi que le retrait
public des sept panneaux de l'hémicycle. L'introduction de Nicole Réache (en dépit du caractère toxique de sa production) au même titre que les artistes de l'île dans l'ouvrage
Anthologie
de la peinture en Guadeloupe, des origines à nos jours, 2009, apparaît comme un acte de légitimation institutionnelle aggravant
dont Victorin Lurel, nommé ministre des
DOM dès 2012 par François Hollande, a validé le choix. Contacté par Roger
Toumson (enseignant la littérature à l'Université des Antilles Guyane) qui
était missionné par la Région Guadeloupe pour
diriger l'anthologie, j'avais de nouveau
signalé la gravité de ces faits et avais posé comme condition à ma
participation, que Nicole Réache soit écartée de la sélection. Depuis, certains
disent que la Région, embarrassée, mais refusant de perdre la face, soustrait
les panneaux peints à la vue des visiteurs et de la presse lors de d'événements
importants qui se déroulent dans l'hémicycle. Une demie mesure qui ne saurait
être une réponse satisfaisante à la question qui reste posée : une institution
de la république (même hors Hexagone) peut-elle s'accommoder du révisionnisme
et transgresser ses fondements mêmes ?
8 - Organisée dans le cadre controversé de
« L'année des Outre-mer », l'exposition prestigieuse Césaire, Lam, Picasso fut montrée à
Paris, au Grand Palais, de mars à juin 2011. Elle fut accueillie en Martinique
de nov. 2013 à mars 2014 à la Fondation Clément, qui a dû pour ce faire,
répondre aux exigences élevées de la RMN (Réunion des Musées Nationaux) en
termes de qualité et de sécurité. Une initiative qui semble confirmer notre
hypothèse.
10 - Les versions complètes de cette
« conversation » entre Simon Njami et moi ont été publiées sur mon
blog sous le titre : « L'art en Caraïbe - Une voie pour défier l'Histoire » : http://jocelynvalton.blogspot.com/p/blog-page.html
et Art in Caribbean - A way to defy History : http://jocelynvalton.blogspot.com/p/blog-page_6975.html
et Art in Caribbean - A way to defy History : http://jocelynvalton.blogspot.com/p/blog-page_6975.html
11 - Voir
mon article éponyme de juillet 2012 publié par Médiapart : « Une école
pour la république archipel », dans lequel je porte une réflexion sur ce
qu'enseigne l'école et les rapports Caraïbes/Hexagone à travers L'Arbre des voyelles, une sculpture de
l'artiste italien Giuseppe Penone, installée au Jardin des Tuileries à Paris
(jardin réalisé au XVIIIe siècle pour Catherine de Médicis par J-B Colbert
rédacteur du Code Noir), et inscrite
4 années consécutives au programme des épreuves d'arts plastiques du BAC :
12 - Kara Walker : My Complement, My Enemy, My Oppressor, My
Love (Mon Ennemi, Mon Frère, Mon Bourreau, Mon Amour)
; exposition au Walker Art Center, 2007
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