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3/19/2021

MÉMORIAL DES VICTIMES DE L’ESCLAVAGE - La Tentation de l'Orgueil

 

 ‘‘MÉMORIAL DES VICTIMES DE L’ESCLAVAGE’’

La Tentation de l'Orgueil


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Dans un contexte général d’exigences légitimes de reconnaissance et de réparations des crimes esclavagistes et coloniaux, de demande de vérité sur l’histoire de la colonisation et de déboulonnages de statues, l’appel à candidature pour le projet artistique du Mémorial des Victimes de l’Esclavage devant être implanté à Paris, au Jardin des Tuileries, a été annulé le 8 mars 2021 par le ministère de la culture. En toile de fond, un désaccord sur la forme du monument, alors que l'inauguration devait avoir lieu le 23 mai 2021. 

 

Quels sont les véritables enjeux qui se cachent derrière la question de la forme et dont il nous faut prendre la mesure ?


Le jury devait désigner un lauréat parmi cinq finalistes. Un duo africain : le Congolais Sammy Baloji et le Nigérian Emeka Ogboh, trois Caribéens : Gaëlle Choisne Franco-haïtienne, Julien Creuzet et Jean-François Boclé d’origine martiniquaise, enfin l’Afro-Américaine Adrian Piper.

Une note d’orientation du comité de pilotage mettait l’accent sur l’obligation faite aux artistes d’inscrire de manière permanente dans le monument, « les noms et prénoms d’environ 200 000 personnes », ceux des ‘‘nouveaux libres’’ inscrits sur les registres de l’état civil après attribution d’un nom patronymique, lors de l’abolition définitive de 1848. 

Ces patronymes ont été recensés par l’association CM 98 et consignés dans deux ouvrages ‘‘Non an nou / Non nou’’ (traduire : ‘‘Nos noms’’) publiés pour la Guadeloupe et la Martinique en 2010 et 2013, puis sur un site accessible au public. http://www.anchoukaj.org/

      

 
                                                                                                                                              Julien Creuzet : 
                                                                                                    Horizon introspectif, 2010 - Photographie

 

 

L’inscription des 200 000 noms de nouveaux libres sur le mémorial des Tuileries est-elle pertinente ?

 

Le recensement des patronymes des nouveaux libres des Antilles au moment de l’abolition de l’esclavage, est un travail remarquable du CM 98 qui permet à nombre de descendants d’esclaves de remonter à la source de leurs noms. Néanmoins, la note d’orientation rédigée par les membres du comité de pilotage servant de base au projet du mémorial des Tuileries appelle quelques remarques. 

 

On peut considérer que le traumatisme de l’effacement des patronymes africains par les esclavagistes et l’attribution / imposition de nouveaux patronymes (dont certains, délibérément infamants) par les officiers d’état civil, sont les deux faces d’une même médaille. Anciens esclaves, libres mais pas assez pour choisir eux-mêmes les noms qu’ils donneront à leur descendance… 

 

En ce sens, nous pensons que le projet exigeant l’inscription aux Tuileries, de 200 000 noms de ces ‘‘nouveaux libres’’, fera en réalité l’apologie d’un moment abolitionniste encore empreint de domination et de contrôle des populations anciennement serviles. 

 

Les esclaves affranchis, affublés de leurs patronymes, ne sont pas ‘‘entrés’’ dans la citoyenneté du fait de leur inscription sur les registres de l’état civil. Désormaissujets coloniaux’’, ils n’allaient devenir ‘‘citoyens’’ que bien après la loi de départementalisation de 1946 ! Rappelons que les abolitions n’ont empêché : ni la création des empires coloniaux d’Afrique, ni le travail forcé, ni l’engagisme et l’extractivisme brutal, ni la perpétuation du racisme et la décolonisation inachevée des Antilles et des autres confettis d’empire ‘‘outre-mer’’. N’est-ce pas plutôt vers les luttes et les résistances des esclaves qu’il faut se tourner pour trouver la matière à transformer en élan artistique, pour lui donner la solennité et la visibilité d’un mémorial ?

 

Dans cette logique, il faut noter que la journée du 10 mai, dite : ‘‘journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions’’ est évoquée dans la note d’orientation comme une des deux dates de commémoration nationale, et présentée comme « principalement dédiée à la mémoire de l’acte abolitionniste républicain, à celles de tous les abolitionnistes et des combattants anti-esclavagistes des colonies françaises. » Ainsi nommée, elle fait l’impasse sur un aspect crucial du processus ayant conduit à l’abolition définitive de l’esclavage en France. Pour souligner les luttes et les résistances’’ menées par les esclaves, nous suggérons que soit modifié la dénomination de cette journée et qu’elle puisse devenir :

‘‘Journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage, "DES RÉSISTANCES" et des abolitions’’.

 

Disons-le, les œuvres commémorant la fin de l’esclavage dans l’espace public, sont loin d’être des réussites. Ainsi, ‘‘Le Cri, l’Écrit’’ - 2007, une sculpture en bronze polychrome du Français Fabrice Hyber au Jardin du Luxembourg. L’œuvre, implantée dans une allée du jardin, évoque trois maillons de chaîne couverts de multiples mots gravés. L’un des maillons, ouvert, est symbole de liberté retrouvée. Mais le propre de la sculpture est d’être regardée de tous les côtés, or lorsque le spectateur fait le tour de la sculpture et la regarde de haut en bas, les maillons laissent lire le mot ‘‘con’’… qui rime peu avec la solennité que devrait avoir ce monument. 

 

 

                                                                                                                                              Fabrice Hybert :   
                                                                                                                                     ‘‘Le Cri, l’Écrit’’, 2007

 

 

Pour commémorer l’anniversaire de la première abolition de l’esclavage par la Convention de 1794, une peinture murale de Hervé di Rosa ayant fait l’objet d’une commande publique par l’Assemblée nationale, sera au cœur d’une controverse en 2019. Intitulée ‘‘L’histoire en peinture de l’Assemblée nationale’’ – 1991, dans cette peinture monumentale de 40 m de long, apparaissent des représentations caricaturales de visages de Noirs : lèvres rouges et épaisses aux sourires carnassiers, cheveux crépus, yeux globuleux, peau noir-cirage…, soit l’arsenal classique des caricatures racistes les plus éculées.  

 

                                                                                                                                                                 Hervé di Rosa :                                                                                                                                ‘‘L’histoire en peinture de l’Assemblée nationale’’ – 1991 (détail)
 
 
 

Il faudrait aussi ajouter le MACTe de Pointe-à-Pitre, qui attend depuis son inauguration en mai 2015, que des ajustements soient faits sur plusieurs fausses notes de son exposition permanente. Ces trois cas de figure montrent à quel point le sujet est exigeant, tant sur le plan des connaissances historiques que de la sensibilité artistique. Alors même que différents acteurs du projet ont été alertés et que la tentation est grande pour le CM 98 de commettre le péché d’orgueil en voulant (et à tout prix !) faire graver dans le marbre les patronymes qu’il a collectés, le mémorial des Tuileries, ce jardin créé par Le Nôtre sur ordre de Jean-Baptiste Colbert1 pour Catherine de Médicis, saura-t-il prendre forme en évitant les écueils rencontrés par les projets d’œuvres commémoratives qui l’ont précédé ? 

 

L’esprit des morts  veille2

 

Jocelyn Valton, 19 mars 2021

Critique d’art – AICA



1 - Jean-Baptiste Colbert et son fils du même nom, sont : concepteur et rédacteur du Code Noir

2 - Titre d’une toile de Paul Gauguin

 

 

 

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Les membres du comité de pilotage et leurs fonctions du moment :

 

Sylvie Glissant, directrice de l’Institut du Tout-Monde - Angèle Louviers, directrice de la programmation et de l’animation du CNMHE - France Zobda, comédienne - Dario Lutchmaya, président de la fédération des associations ultramarines de PACA - Frédéric Régent, président du CNMHE - Serge Romana, président du comité de la Marche 98 - Alain Rousseau, directeur général des outre-mer - Lilian Thuram, président de la Fondation « Lilian Thuram, Éducation contre le racisme » - Alain Mabanckou, écrivain - Jacques Martial, directeur du Memorial ACTe - Patrick Weil, directeur de recherches au CNRS - Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN)

 

 

Extraits de la Note d’orientation :

« S’appuyant sur le succès et la ferveur populaire autour des monuments en mémoire des esclaves tant en Île-de-France qu’en Outre-mer, les associations proposent qu’un mémorial sur lequel seraient recensés les noms de famille attribués aux nouveaux libres de 1848 dans les colonies françaises soit érigé dans un lieu emblématique, ouvert et protégé : les jardins des Tuileries.

Le mémorial prendra la forme d’une œuvre d’art.

Le mémorial doit respecter et s’inscrire dans le caractère patrimonial du jardin. À ce titre, son installation devra être respectueuse des sols, des murs et de la végétation. L’implantation sera conforme aux prescriptions des services de l’État chargés des monuments historiques. Il devra aussi s’inscrire dans la tradition historique du jardin : conciliant innovation, commémoration et accueil du public.

Le mémorial aux victimes de l’esclavage devra être une réalisation à la hauteur de son ambition symbolique et de l’universalité de l’idéal républicain. Il s’agira d’une réalisation digne et signifiante, explicite et accessible. Réalisée par un artiste choisi pour sa compréhension des enjeux et sa capacité à traduire, sous une forme universelle, l’intention exprimée dans la présente note. Cette œuvre sera emblématique et fédératrice.

Grâce au travail considérable de recherche en archive et de documentation réalisé par les acteurs de la mémoire et les chercheurs, les noms et prénoms d’environ 200 000 personnes devront ainsi être inscrites de manière permanente, sous une forme et selon des modalités à concevoir par l’artiste. La présentation des 200 000 noms prendra une importance particulière à l'occasion des cérémonies de commémorations officielles du 23 mai.

Le décret du 27 avril 1848 a émancipé plus de 200 000 esclaves et leur a attribué des noms de familles. (…) De 1848 à 1867, des officiers de l’état civil nommèrent enfin ces affranchis dans des registres de « nouveaux libres » ou « d’individualités » ou « spéciaux ».

Ces noms différents de ceux des maîtres, attribués par des officiers d’état-civil, ont été imaginés, inventés, parfois à partir de l’identité des anciens esclaves (leur prénom, leur surnom, leur origine géographique, leur description morale ou physique ou leur métier). Ils constituent un symbole fort de leur entrée dans la citoyenneté. » 

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