UNE ÉCOLE POUR LA RÉPUBLIQUE ARCHIPEL
Giuseppe Penone aux Tuileries
*
Par Jocelyn Valton,
enseignant en Guadeloupe et critique d’art, dans une lettre ouverte
adressée aux ministres de la culture et de l’Éducation nationale.
*
Durant trois sessions du Bac, celles de juin 2010, 2011 et 2012, une œuvre de l’artiste italien Giuseppe Penone(1), intitulée L’Arbre des voyelles, a figuré au programme limitatif de l’épreuve facultative d’arts plastiques. Monumental, le moulage en bronze, grandeur nature, d’un chêne déraciné, est installé depuis décembre 1999 en travers d’une parcelle du jardin des Tuileries, à Paris, pour répondre à une commande publique de l’État via le ministère de la culture.
Une parcelle plantée d’herbes folles et de plantes sauvages, au beau mitan de ce jardin à la française datant du XVIIe siècle où tout, en principe, n’est qu’ordre et rationalité. Comme pour chaque œuvre au programme du bac, L’Arbre des voyelles a fait l’objet de la publication d’un petit livret édité par le Sceren–CNDP,
(actuel CANOPÉ) largement diffusé auprès des professeurs d’arts plastiques afin qu’ils
préparent leurs élèves inscrits à l’épreuve. Mais, dès les premières
lignes de l’avant-propos du livret, un détail qui paraissait anodin à
l’ensemble de mes collègues enseignants, autant qu'à mes élèves, devait
attirer mon attention : « À une croisée d’allées du jardin des
Tuileries – élément culturel et paysager majeur de la capitale créé par
la volonté de Catherine de Médicis mais dont la géométrie actuelle est
l’œuvre de Le Nôtre sur ordre de Colbert –, gît un arbre mort. »
La
présentation de Jean-Yves Moirin, Inspecteur Général de l’Éducation Nationale pour les arts plastiques, n’en dit pas plus sur le lien
singulier qui existe de fait entre, d'une part, le jardin des Tuileries
où est installée la sculpture, Jean-Baptiste Colbert qui en fut le
maître d'œuvre avec Le Nôtre (jardinier de Louis XIV) et, d'autre part,
l'histoire des Caraïbes françaises, c'est-à-dire une part déterminante
de l'histoire de France. Pour la plupart des Français, Jean-Baptiste
Colbert est un personnage illustre, le super ministre de Louis XIV,
associé sans partage à la grandeur de son règne. Pour moi, descendant
d'africains esclavagisés, né dans la Caraïbe (et en dépit de ma nationalité
française), Colbert demeure avant tout celui qui a conçu le Code Noir
à la demande du « roi Soleil ». Un texte de lois qu’il faut bien
considérer comme l'un des plus abominables de l’histoire de l’humanité,
qui régissait dès le XVIIe siècle la vie des esclaves sur les
plantations des Antilles et dont on mesure l’ignominie grâce notamment à
l'article 38 qui prévoit : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite
(...), aura les oreilles coupées (...), aura le jarret coupé (...); et
la troisième fois il sera puni de mort. » Proclamant ensuite, dans son fameux article 44 : « Déclarons les esclaves être meubles ».
Dans
cette commande publique, ni l'État commanditaire, ni l'artiste Penone
ne prennent en compte une dimension qui semble pourtant incontournable.
Les lacunes du système scolaire se répercutent d’un bout à l’autre de la
chaîne du savoir. Si l'histoire de France n'était encombrée par cet
imaginaire colonial et ses oublis planifiés, dès le moment de la
commande publique par l’État, le lien aurait été évident entre le Jardin
des Tuileries comme site de l’œuvre de Penone, Colbert et le Code Noir.
Ce lien serait de notoriété publique et l’artiste italien en aurait eu
connaissance. Ce n’était pas le cas jusqu’à ce que je le questionne à
propos du sens que l’on pouvait donner à sa sculpture des Tuileries(2),
et s’il avait choisi d’installer un tel moulage dans ce jardin pour
évoquer les chênes plantés sous Colbert dans la forêt de Tronçais. Ce
dernier voulût en planter plus d’un million d’hectares afin de fournir
le bois pour doter la France d’une force navale puissante. Ce fut le
point de départ d’une hypothèse de travail formulée avec mes élèves en
Guadeloupe. Mais Penone ignorait totalement ce pan de l’histoire de
France non mentionné lors de la commande, et absent du texte d’Hortense
Lyon, comme des « propositions pour une exploitation pédagogique »
de Philippe Sabourdin dans le dossier du Sceren-CNDP. Bien sûr,
l'artiste italien aurait été libre d'en tenir compte ou pas, mais il est
anormal que les rédacteurs du livret destiné à des élèves n'en n'aient
pas fait cas.
Ayant quitté le Jardin des Tuileries et ses
sculptures contemporaines, il est tout aussi étonnant de pousser la
porte de l’Institut national d’histoire de l’art (Inha), situé rue
Vivienne, non loin des Tuileries. Un lieu de culture et de recherche où
sont accueillis expositions, colloques et conférences regroupant
étudiants, chercheurs et historiens de l’art, et qui compte lui aussi en
forme d’hommage, une « galerie Colbert ». Les « temples » du savoir
restent muets sur quelques réalités qui pourraient mettre à mal
certitudes et bonne conscience des Français de l’ethnie majoritaire,
perpétuant ainsi une forme d’apartheid chic. Alors qu’ils devraient
transmettre le savoir et la connaissance (que je considère comme
indissociables de l’éthique), ces lieux d’enseignement entretiennent
encore souvent falsifications ou silence coupable. Rue Vivienne, rien
dans l’enceinte de l’Inha, située à deux pas du luxueux hôtel
particulier où Colbert vécut, pour rappeler toute l’histoire. Des points
aveugles, de véritables trous noirs dans la conscience et la mémoire
collective, peuvent ainsi s’étaler de manière spectaculaire en plein
cœur de Paris, au vu et au su de tous.
L’éducation et la formation
de la jeunesse sont un point névralgique, un baromètre qui dit, plus
que tout, l’ambition d'un pays pour les générations à venir.
Problématique, lorsque l’Éducation nationale semble ne plus être en
phase avec les attentes des Français ; ceux de l’Hexagone comme ceux des
départements et territoires extra-hexagonaux, là où des taux inquiétants
d’échec scolaire soulèvent des questions légitimes. Depuis plusieurs
décennies, sous des gouvernements de droite et de gauche, les réformes
se sont succédé jusqu’à donner le sentiment que l’on ne parvient plus à
trouver les réponses satisfaisantes aux nouveaux défis que doivent
relever élèves, enseignants et parents. Contenus des programmes et
méthodes d’enseignement sont remis en cause dans une école qui accueille
des élèves globalement plus informés, dont l’accès à la connaissance
est facilité par l’émergence d’Internet et la diffusion massive des
nouvelles technologies.
Au sein d'une école installée dans la
crise, on assiste à une désacralisation du savoir au profit de
l’information rapide et superficielle, à la perte de l’autorité et de
l’aura des enseignants aux yeux des élèves comme de leurs parents. Une
perte de confiance, parfois jusqu’à la défiance, qui affecte
l’institution tout entière qui n’est désormais plus cet espace clos à
l’abri des tumultes du monde. Jusqu'à devenir parfois le sinistre
théâtre de son extrême violence. Ce portrait succinctement brossé, il
convient de savoir si toutes les failles du système scolaire sont
identifiées. Les réformes mises en place sont-elles adaptées aux
mutations dont la rapidité et l’ampleur planétaire n’épargnent aucun
pays ? Mais surtout, au service de quels objectifs sont-elles pensées ?
Ces objectifs doivent-ils avoir pour seul credo celui de la
performance ? Quel type de citoyens veut-on former ? Sachant que l’école
est un vaste atelier où prend forme le corps social, quel est ce pays
qu’il faut réinventer grâce à un système éducatif repensé ?
Il
faut renouveler en profondeur les axes de réflexion, proposer un
changement de paradigme dans le système éducatif et repenser des
définitions dont les racines plongent dans un monde ancien devenu
obsolète. L’institution vouée à l’éducation en France est dite «
nationale », une manière de la qualifier dont on peut se demander si
elle n’est pas un hiatus originel. Est-elle bien nommée ? Dans ma
pratique d’enseignant exerçant en Guadeloupe (terre amérindienne des
Caraïbes, muée en colonie à esclaves, puis en département français), je
suis quotidiennement confronté à des situations paradoxales qui sont la
norme en vigueur dont chacun s’accommode, évitant de la questionner.
Questionnement qui conduirait inévitablement, si l’on est
intellectuellement intègre, à remettre en question tout le système de
domination qui en est à l’origine. La plupart des enseignants préfère
donc appliquer mécaniquement les programmes (comme l’exige
l’institution), en se berçant de l’illusion que l’on pourra longtemps
continuer à gaver des générations d’élèves et d’étudiants de programmes
indigestes qui ne sont pas pensés pour eux, ce qui revient à mal les
former et à les jeter en pâture à une impitoyable machine aliénante.
Qu'ils
soient nés en Europe, dans l'Océan indien ou sous les tropiques, les
élèves français doivent assimiler des programmes qui, pour l’essentiel,
ne prennent pas en compte les contextes culturels et historiques très
contrastés dans lesquels ils vivent. Voilà des programmes, conçus dans
l’Hexagone, principalement pensés pour des Français de l’Hexagone, et
qui sont le reflet d’une vision étroitement centralisatrice et
réductrice de la France. Vision qui conduit à la négation de réalités
sociologiques, culturelles, géographiques, historiques… qui sont celles
des territoires de la République situés hors des limites de la «
métropole ». L'image imposée d’une France une et indivisible voudrait
faire oublier qu’elle a été un empire colonial. Un territoire en
expansion durant des siècles, dont la voilure actuelle, bien que
réduite, couvre une réalité protéiforme qui ne peut être appréhendée
comme une aire confinée aux limites de l’Hexagone. Admettons que la
République (sous la bannière des valeurs dont elle est, en principe,
garante : liberté, égalité, fraternité) soit une, il n’en demeure pas
moins vrai que l’histoire de la France lui a tracé une trajectoire qui
ne peut plus faire l’économie du multiple et de la complexité.
L’Éducation nationale doit faire sienne la mission sacerdotale de
l’enseigner à tous de manière claire.
Les contenus des programmes
d'enseignement, pierre angulaire de la formation des citoyens,
peuvent-ils plus longtemps faire l’impasse sur la réalité de cette
présence du divers ? Ils devraient permettre que chaque jeune Français
(quelle que soit son ethnie et où qu’il soit scolarisé) puisse, tout au
long de son parcours scolaire et universitaire, être instruit à la
connaissance de la multiplicité des facettes de ce pays. Un pays dont
certains départements sont situés à des milliers de kilomètres et sous
d'autres latitudes, ne saurait se résumer à la racine unique de sa
population européenne. L'abandon de toute vision monolithique, la lutte
contre les stéréotypes, s’imposent comme d'urgentes nécessités. Or les
programmes ne donnent pas encore au fait colonial, à ses répercutions
sur le destin de la France ainsi que sur ses relations avec le reste du
monde, toute la place qu’ils devraient avoir. On comprend dès lors que
l'essentiel de ce qui est maintenu à la marge devrait occuper une place
centrale dans la construction des savoirs.
Si par manque de
courage politique on laissait perdurer cette forme de déni, un sentiment
de malaise et d’injustice continuerait de grandir au sein de la société
française et ferait son lit sur la ligne de faille séparant les
citoyens ayant des origines diverses, extra-hexagonales d'un côté et
occidentales de l'autre. Une république dont les programmes scolaires
aux allures d’habits taillés pour « l’ethnie dominante » et dans un
territoire replié sur ses limites hexagonales saurait-elle emporter
l’adhésion de ceux qu’elle semble délibérément exclure ? Outre le fait
que ce déni trahisse l'idéal républicain et qu'il mène à l'impasse, il
est aussi un contresens historique qui n'empêchera pas l'inévitable
prise de conscience des anciens colonisés qui revendiquent justice et
équité. En France, la vieille croyance selon laquelle le caractère
« national » est synonyme d'exclusivité ethnique et de rejet de l'Autre
doit faire place à un esprit républicain résolument rassembleur.
D’après les textes officiels de « l’adaptation des programmes » mise en place pour plusieurs matières, je cite : « Enseigner
ces programmes dans les Caraïbes ou au sud de l'océan Indien suppose
que les élèves apprennent à se situer localement et régionalement et
qu'ils soient conscients d'une histoire qui ne se confond pas toujours
avec celle de la France ». Ainsi, le Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale n° 8 du 24 février 2000
: Adaptation des programmes d’histoire et de géographie pour les
enseignements donnés dans les départements d’outre-mer (DOM)- stipule
entre autre qu’en classe de première et pour le programme d’histoire, je
cite : « Dans la partie I, 2. (l'Europe et le monde), on insiste sur
la présence des puissances européennes dans les Caraïbes et en Amérique
latine ou dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien et en Afrique
australe. Dans la partie III, 1. (la Première Guerre mondiale), on
insiste sur le rôle de l'Empire colonial français dans la guerre. »
Peut-on
considérer ces timides modifications, baptisées « adaptations », comme
des avancées suffisantes ? Pourquoi ces dispositions sont-elles
réservées aux seuls DOM et autres régions extra-hexagonales ? Confinés
par les textes officiels dans une segmentation régionaliste, l'histoire
et l'ensemble des savoirs liés à ces régions me paraissent tout aussi
nécessaires pour l’édification des élèves et étudiants (voire des enseignants) de l’Hexagone qui
n'en n'ont pas connaissance. Car l’étude du fait colonial, par son
inscription dans un espace géographique considérable, sa durée et
l'ampleur des ses répercutions est incontournable pour la compréhension
du monde contemporain. Cette nécessité s’impose à tous les territoires
de la République, et tous les citoyens français devraient être éduqués
par l'école, à une pensée archipélique, nourrie par les cultures et les
imaginaires de ces pays qui furent autrefois des colonies. Du fait des
luttes pour la liberté et l’égalité engendrées par la colonisation, ces
valeurs de l’idéal républicain y ont été incarnées comme nulle part
ailleurs. Les Français, maintenus dans l'ignorance des nombreuses
contributions des régions extra-hexagonales à l’édification de la
République, ont du mal à avoir de ces concitoyens une vision positive.
C'est pourquoi l'école et ses programmes d'enseignement sont un des
lieux où doit s'affirmer la présence de ces pays qui donnent à la France
le visage d'un véritable archipel. C'est le prix à payer pour espérer
la fraternité. Ce d'autant plus que quelque soit le destin (en rupture
ou en continuité avec la France) que choisiront de se donner ces
départements lointains, il a été atteint un stade d'irréversibilité
auquel la France devra faire face. Une grande partie de ceux qui vivent
et/ou sont nés dans l'Hexagone y resteront.
Dans une époque
marquée par des regains de racisme, la montée du nationalisme et de la
xénophobie, il est utile de rappeler que certains hauts faits, porteurs
des valeurs les plus nobles de la République, ont été inscrits en
lettres de feu dans l’histoire de France par des hommes et des femmes
des Caraïbes et autres anciennes colonies. Nous n'avons qu’une
connaissance réduite de cette histoire, dans les lieux même où elle
s'est écrite, alors que la portée de ces gestes déborde largement le
cadre « local » ou national, pour prendre envergure universelle. A
l'image du combat du colonel Louis Delgrès et ses 300 compagnons d’armes
qui, vaincus lors de la guerre de la Guadeloupe, se donnèrent la mort
le 28 mai 1802 sur l’habitation Danglemont, au Matouba, après qu’ils
furent cernés par les troupes du général Antoine Richepanse, envoyé par
Napoléon avec 3 500 hommes rétablir l’esclavage aboli par la Convention
en 1794. Conscient de l’universalité de son propos, Delgrès adressa une lettre « A l’univers entier »
peu avant sa mort tragique. Elle devrait être étudiée par tous les
élèves de France pour son caractère emblématique, témoignage intemporel
de la légitimité du combat pour la liberté. Dans ce nouveau récit
national qui reste à écrire, les territoires hors Hexagone devraient se
trouver à l’avant-garde de la lutte pour la démocratie, l’égalité, les
droits de l’homme et l’anti racisme. Depuis 1946 (loi de
départementalisation : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion), la
France est en mutation, ADN transformé de manière irrémédiable. Pour que
la République française soit en accord avec le visage qui est désormais
le sien, c’est l’ensemble des programmes d’enseignement, toutes
disciplines confondues, qui doit être repensé. Dans L’Orientalisme(3), Edward
Saïd démontre brillamment comment une pure construction idéologique de
l'Occident parvient à s'infiltrer dans toutes les sphères du savoir.
Rien qui soit épargné par les rouages du fait colonial : l’histoire et
la géographie évidemment, mais les lettres, les mathématiques, les
sciences, y compris les arts plastiques. Il devient urgent de
réenchanter les imaginaires de toutes ces disciplines pour faire tomber
la vieille peau de l'imaginaire colonial et son rêve usé de domination
afin que nous puissions tous nous asseoir à la table du partage.
Il
faut désormais permettre à toutes les composantes de la société, aux
Français de toutes origines, de prendre part à la construction d’un
récit national partagé. La France n'a d'autre choix que de dépasser les
contradictions et les anachronismes hérités de l'ère coloniale. Nous
sachant tous, ex (?) dominés et ex (?) dominants, travaillés par ces
démons du colonialisme qu'ensemble nous devons exorciser, la voie d’une
« éducation républicaine » doit être tracée. C’est elle qui permettra
d’instaurer un rapport autre au savoir et à la connaissance, pour que
les valeurs fondamentales de la République deviennent enfin l'héritage
commun d'une démocratie renouvelée.
Jocelyn Valton, juillet 2012
1ère publication dans Médiapart le 12 juillet 2012 :
1ère publication dans Médiapart le 12 juillet 2012 :
https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/120712/une-ecole-pour-la-republique-archipel
(1) Aux côtés de Michelangelo Pistoletto,
Giuseppe Anselmo, Mario Merz, Gilberto Zorio, (...), Giuseppe Penone qui a enseigné à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, est considéré comme un des artistes majeurs de l'Arte povera, un mouvement artistique créé par le critique et historien d'art Germano Celant à la fin des années 1960.
http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-penone/penone.html#haut
http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-penone/penone.html#haut
(2) Voici la reproduction d'un échange personnel avec Giuseppe Penone, sculpteur de l'Arbre des voyelles.
Question envoyée à Giuseppe Penone :
« Bonjour. Critique d'art et enseignant, je m'intéresse à L'Arbre des voyelles et voudrais savoir si, en répondant à la commande publique du Jardin des Tuileries, vous vous étiez penché sur les liens existant entre ce jardin et un pan de l'histoire de France dans la Caraïbe. J'ai travaillé avec des élèves ayant l'œuvre au programme de l'option arts plastiques au Bac, en formulant une telle hypothèse.
Nous avons considéré que vous pouviez être informé du fait que le Jardin des Tuileries avait été conçu par Le Nôtre sur ordre de J-B Colbert. Ce dernier n'est autre que le concepteur du Code Noir, constitué d'un ensemble d'une soixantaine d'articles, qui réglementait la vie des esclaves sur les plantations des Caraïbes.
J-B Colbert a d'autre part fait planter des chênes sur plus d'un million d'hectares, forêt de Tronçais par ex. afin de fournir du bois pour la marine française qu'il voulait puissante. Avez-vous fait le choix d'un chêne pour L'Arbre des voyelles du jardin des Tuileries en ayant conscience de ces liens ? A vos yeux, une telle hypothèse de travail est-elle valide ou bien refusez-vous une telle interprétation ? »
Réponse de Giuseppe Penone :
« Cher M. Jocelyn Valton, en réponse à votre message envoyé à la galerie, concernant la demande d'éclaircissements sur la genèse de l'œuvre Arbre des Voyelles, je dois admettre que je n'étais pas à connaissance du fait que les Tuileries aient été commandées à Le Nôtre par J-B Colbert et qu'il ait été lui-même l'auteur du Code Noir.
Les informations que vous me donnez sont très intéressantes. L'œuvre a été conçue et réalisée avec l'intention d'un dialogue avec le lieu, en introduisant un ordre de croissance organique et naturel de la végétation par rapport à l'ordonnancement géométrique voulu par Le Nôtre. C'est aussi une affirmation de la logique du végétal sur la logique de l’homme. La symbolique du pouvoir liée au chêne n'a pas été la raison de son choix, la vraie raison est la sacralité que cet arbre a eu dans l'histoire d'Europe. C'est frappant pour moi de penser qu'une œuvre puisse avoir des valeurs et des suggestions différentes selon la sensibilité et la culture de qui l'observe. Les intentions d'une œuvre sont parfois lointaines de ce qu'une œuvre devient et je suis ravi qu'elle ait suscité en vous une telle réflexion.
Je vous souhaite un bon travail.
Avec mes salutations cordiales,
Giuseppe Penone »
(3) Edward W. Saïd, L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980
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