MÉMORIAL
ACTe
LA MÉMOIRE SOUS CONTRÔLE
LA MÉMOIRE SOUS CONTRÔLE
Louis David : Napoléon Bonaparte dans son cabinet de
travail, 1812
(Massacres et rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe en 1802)
Inauguré
en Guadeloupe le 10 mai 2015 par le Président François Hollande en présence
d'une pléiade de chefs d'État africains et des Caraïbes, le Mémorial ACTe se
présente comme l'un des monuments les plus importants jamais construit à ce
jour au niveau mondial, dédié à la mémoire de la traite et de l'esclavage. Une
infrastructure de cette envergure déployée dans l'espace public, ne saurait
être pensée autrement que comme invitation faite aux citoyens de toutes
origines, d'exercer leur sens de l'analyse critique après plus d'un siècle et
demi de non-dits. Ainsi, plutôt qu'appeler au boycott, comme le font quelques
uns (ils ne pourront empêcher les visites en nombre du public des scolaires
notamment), c'est à la visite consciente et vigilante du MÉMORIAL ACTe que
j'invite. Chacun pourra vérifier ce que j'identifie comme la trame d'un
discours qui, à vouloir être trop consensuel, devient hésitant, entre
minoration et révisionnisme subtil. Tout au long de l'exposition permanente le
visiteur pourra être étonné de l'angle choisi, qui sous de nombreux aspects est
en contradiction avec l'idée même du concept de Mémorial (monument
d'importance variable, sensé être érigé pour "honorer la mémoire", de
ceux qui ont dramatiquement disparu) :
Présentation
d'Africains comme étant à l'origine du commerce négrier et ayant participé avec
les conquistadors à la mise en esclavage des Amérindiens et à leur
massacre. Films d'animation présentant des femmes esclaves monnayant leurs
charmes auprès des planteurs et éludant la violence sexuelle intimement liée au
système esclavagiste (comme si ces femmes esclaves n'étaient pas des
"biens meubles" et disposaient librement de leurs corps).
Commentaires ambigus sur les "Nègres libres" présentés en
"brigands" agresseurs de femmes (comme si l'esclavage, finalement,
permettait d'éviter les désordres). Frise de personnages et de dates présentant
la France comme un pays ayant toujours été abolitionniste (depuis la reine
Batilde - France : 626-680 - "ancienne esclave" ayant interdit l'esclavage
!), pour faire oublier que la France a été la seconde puissance négrière après
l'Angleterre et qu’elle n’a aboli définitivement l'esclavage qu'en 1848,
contrainte et forcée pour ne pas voir une seconde révolte générale d'esclaves,
un deuxième Saint-Domingue. Présentation de l'esclavage comme un phénomène
"universel" (finalement "naturel") et minimisant les
spécificités de la traite négrière transatlantique : racisme, massification,
industrialisation de la traite et de l’esclavage. Mise en parallèle ambigüe d'une
histoire de l'esclavage et d'œuvres d'art contemporain (l'art comme résultat
"positif" de l'esclavage). Mise en scène spectaculaire de la
franc-maçonnerie renvoyant au rôle de Victor Schœlcher (franc-maçon), comme
"libérateur" et porte drapeau d'une France "généreuse"
effaçant l'image de la France en puissance esclavagiste). Choix manquant de
pertinence d'une scénographie de "type contraignant", obligeant les
visiteurs à se plier à l'ordre chronologique et linéaire du parcours. A mon
sens et compte tenu du sujet, n'eut-il pas été préférable d'opter pour une
scénographie plus ouverte qui placerait chaque spectateur sur les chemins du
libre choix ? Faire l'expérience d'une liberté de parcours en véritable
discours sur l'esclavage et la privation de liberté au lieu d'interdits et
d'obligations anachroniques (commentaires de l'audio-guide envahissants,
interdiction de photographier...). Pas de présence marquante de la figure
centrale du marron et de la diversité des formes de lutte déployées par les esclaves.
Absence notable de la figure historique du colon esclavagiste, comme si le
crime n'avait pas de visage. Présence d’une reproduction d’un tableau de Louis
David présentant Napoléon Bonaparte "en majesté", main au gilet, et mis en
scène dans un étrange couloir tapissé de miroirs du sol au plafond. Une
aberration scénographique, car les miroirs au sol offrent à la vue incrédule
des visiteurs, les dessous des jupes de toute femme qui ne serait pas vêtue
d'un pantalon lors de la visite. De même, absence des descendants actuels des
planteurs (békés), de leur parole et d’une participation au Mémorial donnant
corps au "vivre ensemble" si souvent évoqué. D'autre part, un
éclairage insuffisant pour permettre de mieux comprendre le faisceau de liens
entre ce passé (très récent) et nos sociétés d'aujourd'hui, principalement à
l'échelle de la Guadeloupe, puis des Caraïbes et du monde. Comment cette
économie plantationnaire, suivie de l'absence de réforme foncière et de
redistribution des richesses après l'abolition de 1848, le passage de la main
d'œuvre servile à une main d'œuvre sous-payée (tout autant exploitée et
dominée), a accouché le capitalisme mondialisée d'aujourd'hui...
Liste non exhaustive !
Liste non exhaustive !
Le
tout dans un écrin-collage architectural de prestige, imposant par le luxe des
moyens déployés pour imposer cette vision contestable.
Voilà quelques clés de lecture pour approcher ce Mémorial, à défaut de
quoi, comme le révérend Jesse JACKSON (leader historique de la lutte anti
ségrégationniste pour les droits civiques aux côtés de Martin LUTHER
KING) lors d’une visite éclair en juillet 2015, on se laisse impressionner,
intimider, par l'aspect spectaculaire du bâtiment (ou de la scénographie). Ils
ne sont pourtant que la surface d’une machine idéologique plus complexe qui ne
s'est pas libérée de l'influence des forces du déni, du refus des pays
occidentaux d'envisager des "réparations" pour ce crime contre
l'humanité (la France et la Grande Bretagne en tête), d'une vision intoxiquée
par le racisme... Machine qui ne pourra servir l'histoire, l'art, les
descendants d'esclaves, de planteurs esclavagistes (eux aussi en ont besoin) et
tous les autres citoyens, qu'en procédant à une sérieuse refonte de son
discours. Car au bout du compte, la seule manière de savoir si le Mémorial ACTe
est pertinent dans son contexte, c'est de vérifier sa capacité à faire son
public penser, le rendant ainsi plus autonome et plus libre (même quand cela
met l'institution dans l'inconfort), ou bien, au contraire, s'il n'est pour ce
public qu'un autre piège à aliéner.
Jocelyn Valton
Janvier
- Avril 2016
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