FAIRE
PATRIMOINE
Jocelyn Valton
*
Les journées du patrimoine en Guadeloupe, inspirées de celles de
l'Hexagone, offrent un étonnant spectacle mettant en scène à la fois des
institutions, la presse et les communicants de l'industrie culturelle faisant
la promotion "d'objets" estampillés, décrétés "patrimoine".
On peut éprouver un certain malaise devant les moyens déployés afin que la
population de l'île, composée pour une grande part d'Afro-descendants, soit invitée
à goûter à l'art de vivre des représentants les plus emblématiques de la
culture dominante, héritière de la société esclavagiste. Le public ainsi conditionné,
est dès lors prêt à apprécier le "charme" désuet des maisons dites
"coloniales" avec leurs "meubles créoles", lits à colonnes
et chaises de planteur. Vidés de leur substance, de leur cadre référentiel, voilà
ces objets livrés aux nouveaux amateurs formatés du "style colonial" à
qui l'on fait perdre de vue le contexte historique de terreur raciale, de
domination et d'exploitation dans lequel ont émergé ces objets, ainsi que
l'idéologie qui le sous tend.
Pour comprendre ce que peut
recouvrir cette notion de "patrimoine", et bien que les sociétés
coloniales ne soient pas réputées pour éduquer les individus au questionnement et
à l'esprit critique, comme le poète, interrogeons nous : "Objets inanimés avez donc une âme ?"
Certains objets portent en eux une "charge" symbolique mortifère. Une
charge que nous pourrions comparer à celle placée dans certains objets magiques
des cultures extra-occidentales et qui demeure active quand bien même ces
objets élevés au rang de patrimoine proviendraient d'une époque lointaine.
Je ne pense pas que tout
objet surgi du passé, tout matériau charrié par la conjoncture de l'Histoire ait
d'emblée une dimension patrimoniale. L'ancienneté n'apporte aucune garantie en
matière de patrimoine, pas plus que l'aspect spectaculaire de l'objet qui peut
avoir la pertinence discrète et modeste de l'immatériel. Je distingue d'un côté
les objets témoins du passé, qui peuvent
ponctuer, illustrer le discours des historiens ou des ethnologues. Objets témoins qui, du
fait de leur possible toxicité, exigent une mise à distance critique (à
laquelle devraient nous convier historiens et acteurs de l'industrie culturelle). Ainsi, je ne peux considérer un camp de concentration nazi comme un objet patrimonial, mais comme un objet témoin de ce dont il faut se tenir à distance. De l'autre, les objets à valeur
patrimoniale dans lesquels je vois l'implicite de l'adhésion. Adhésion pouvant
aller jusqu'à la participation active. Participation, partage et transmission des
luttes dansées au bâton de la Guadeloupe (le mayolè)
que l'on retrouve jusqu'à Trinidad (kalinda
et combats au bâton), pharmacopée traditionnelle, langue créole, arts du
conte... Tel est le patrimoine qui nous a été transmis et auquel nous adhérons
sans réserves, loin de toute injonction. Ces "objets" ont fait
patrimoine car ils ont permis à une communauté d'Hommes de se construire, de
survivre en des temps hostiles... D'autre part, le patrimoine ne se décrète pas.
Vouloir transformer les
objets phares de "l'esthétique
coloniale" mortifère, en modèles vertueux est un moyen sûr de brouiller
la vision et d'empêcher de voir la beauté ailleurs, c'est-à-dire en nous. C'est
tenter de nous conduire à adhérer à un système de valeurs qui furent crées pour
nous contraindre et nous dominer. C'est donc permettre à cette domination de se
perpétuer, et neutraliser sa remise en cause. Soyons convaincus que "le
vrai, le bien, le beau" sont ailleurs, au fond de nous-mêmes enfouis.
Notre patrimoine s'enrichit non pas dans l'adhésion à un ordre toxique imposé,
mais se situe dans une esthétique de la rupture. Pour trouver sa voie, pour rompre
avec la logique névrotique et libérer en lui les bonnes énergies, le Sujet doit
cesser d'aimer, ce qu'en termes psychanalytiques on nomme... le "mauvais
objet".
© Jocelyn Valton
Guadeloupe, le 15 /09/ 2013
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