NÉGRICIDE n. m. (venant des mots nègre et homicide), désigne l'ensemble des meurtres de masse, ou au
caractère moins étendu, perpétrés sur une grande échelle de temps, allant du XVème
au XIXème siècle, contre les Africains réduits en esclavage
par des trafiquants pour les colons européens (Portugais, Anglais, Français,
Hollandais) dans le contexte raciste de la traite négrière transatlantique.
Les
chiffres avancés par des historiens spécialistes de l'esclavage font état de 11 à 12 millions d'Africains déportés dans les Caraïbes-Amériques (17
millions pour la traite orientale). L'exploitation sans limites des captifs
faisant suite à des déportations massives et rigoureusement planifiées à bord
de navires négriers partant d'Europe, impliquaient des pertes humaines très
élevées. Si l'éradication des Nègres de la surface du globe n'était pas
l'objectif visé par les trafiquants à la recherche de profits juteux (quand
l'expédition se passe sans incident majeur, les bénéfices des négriers atteignent
180 à 240 % selon J-P. Sainton), la violence extrême des conditions de
prédation sur le continent africain, puis aux Caraïbes-Amériques aboutissait de
fait, à des crimes ayant une dimension fortement génocidaire. A ces chiffres
vertigineux (que la recherche n'a pas fini de préciser), il faut ajouter la
forte mortalité au cours des expéditions négrières. Selon certains auteurs : 11,9 à 13,25 % de "pertes" qui
culminent à près de 50 % lorsqu'ils
évoquent la mortalité survenue lors des marches forcées de l'intérieur du
continent vers les côtes où les captifs sont parfois entassés dans des barracons avant d'êtres embarqués par
les négriers "tasseurs de sardines" pour les Amériques.
Les
violences exercées lors de la traversée de l'Atlantique durant un à trois mois -
le fameux "passage du milieu"
(Middle passage) - sont une cause
importante de mortalité. On parle d'un véritable continent de cadavres tapissant
le fond des océans, captifs suicidés ou jetés par dessus bord en cas de
maladie, de révolte d'esclaves, de tempête, s'il venait à manquer d'eau à bord[1]
ou pour se débarrasser d'une cargaison humaine compromettante lors de la
période du commerce interlope après
l'interdiction de la Traite. Une police des mers anglaise empêchait la
concurrence déloyale entre nations esclavagistes.
Pour
un Africain arrivé dans les Caraïbes-Amériques, on ne compterait pas moins de
trois Africains disparus.
Il
convient également d'évoquer le sort des esclaves sur les plantations, livrés à
la violence des maîtres dont les traitements pouvaient atteindre un niveau de barbarie
et de cruauté rares. Pour s'en faire une idée, il suffit de lire certains
articles du Code noir (1685),
émanation du raffinement de la cour de Louis
XIV, le roi soleil, à travers son "grand" ministre Jean Baptiste Colbert. Un recueil de lois barbares
pour canaliser la brutalité, les sévices et l'expéditive justice privée des maîtres
de plantations. On mutile et on tue par la volonté du roi et souvent, on se
passe de ce cadre.
L'article
38 qui veut décourager toute véléité
de liberté est emblématique :
- "L'esclave fugitif qui aura été en fuite
pendant un mois à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice,
aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis sur une épaule ; et
s'il récidive une autre fois à compter pareillement du jour de la dénonciation,
aura le jarret coupé et il sera marqué d'une fleur de lis sur l'autre épaule ;
et la troisième fois il sera puni de mort."
Alors
que l'article 44 déclare péremptoirement
:
- "Déclarons les esclaves être meubles"
A la
recherche de profits immédiats pour amortir au plus vite leurs
"investissements", les planteurs ne se priveront pas de brûler ce
"Bois d'ébène" africain, déclaré chose, et comme tel ne méritant pas d'être
considéré et traité humainement. La main d'œuvre servile (utilisée massivement notamment
dans les grandes plantations sucrières, dévoreuses d'esclaves), est usée jusqu'au
bout puis remplacée sans état d'âme[2].
Faisant fi de toutes
les règles éthiques appliquées en Europe, c'est sur ce "plus haut tas de
cadavres de l'histoire" dont l'Europe est comptable devant la communauté
humaine, pour reprendre les mots d'Aimé Césaire, que le monde occidental a
prospéré, amassé des fortunes et pris sa forme moderne. C'est aussi dans ce
creuset qu'allaient de former les failles et les fractures sédimentées par le
colonialisme au XIXème et XXème siècles (essor rapide,
prospérité d'un côté, et de l'autre, dépendance, mal ou sous-développement)
dont nous avons parfois peine à nous rappeler la source.
Enfin, rappelons qu'après les
abolitions, les planteurs des Caraïbes, tant les Anglais que les Français, furent
indemnisés pour la perte de leur cheptel humain. La loi d'indemnisation du 30
avril 1849 fixe à 470,29 francs[3]
par esclave
les sommes versées aux planteurs de la Guadeloupe... pour les bons services
rendus à la France. Les victimes de tous ces crimes, anciens esclaves, nouveaux
libres et leurs descendants ont dû se reconstruire dans des sociétés où les
privilèges et la domination continuent de peser. Après l'abolition, pas de
réforme foncière pour une redistribution des terres qui aurait permis à nos
pères d'assurer dignement leur subsistance. Pour unique héritage, les
structures de l'inégalité et de la dépendance au profit des mêmes.
Désormais, les
Afro-descendants de quinze États des Caraïbes-Amériques se sont regroupés au
sein de la CARICOM[4] et font entendre leurs voix
pour exiger "réparations" morales et matérielles.
4 - http://www.sxminfo.fr/73898/2014/03/12/caricom-15-etats-de-la-caraibes-officialisent-leur-demande-de-reparation-au-titre-de-lesclavage-et-de-la-colonisation/
© Jocelyn Valton, Février
2015
Pour commencer à approfondir la question :
- Sala-Molins
Louis Le Code noir ou le calvaire de
Canaan ; Paris, PUF, 1987
- Histoire
générale de l'Afrique ; Paris, EDICEF / UNESCO, 1998
- Sainton
Jean-Pierre (ss la dir.) Histoire et
civilisation de la Caraïbe ; 2 vol. Paris, Karthala, 2012
- Debien
Gabriel Les esclaves aux Antilles
françaises XVIIe - XVIIIe siècles ; Société d'Histoire
de la Guadeloupe, 1974
- Williams
Eric Capitalisme et esclavage ; Paris,
Présence africaine, 1968
- Fallope
Josette Esclaves et citoyens - Les Noirs
à la Guadeloupe au XIXe siècle ; Société d'Histoire de la
Guadeloupe, 1992
- Pétré-Grenouilleau
Olivier Traites négrières ; Paris,
Gallimard, 2004
(Ce dernier Historien Français a tendance à insister
sur le rôle joué par les pourvoyeurs Africains du commerce d'esclaves et sur la
traite orientale. Pour ma part, je considère que ces réalités ne dédouanent en
rien le rôle prépondérant, d'acteur principal joué par les trafiquants,
armateurs, planteurs d'Europe occidentale. Une Europe occidentale qui outre sa
supériorité technique et militaire, avait un arsenal de philosophe et de
penseurs à même de penser la condition humaine, ce qui, à mes yeux la rend
d'autant plus responsable de ce crime contre l'Homme.)
"A court d'eau, le
capitaine avait jeté 132 esclaves par-dessus bord, et les propriétaires avaient
intenté une action en justice, alléguant que la perte d'esclaves était prévue
par la police d'assurance dans une clause qui invoquait "les périls de la
mer". Dans l'optique de Mansfield, "le cas des esclaves était le même
que si des chevaux avaient été jetés par-dessus bord". Des dommages et
intérêts de 30 livres furent consentis pour chaque esclave, et l'idée que le
capitaine et l'équipage auraient dû être poursuivis pour homicide collectif
n'effleura jamais un seul humanitariste." In Williams Eric Capitalisme et
esclavage ; p. 66
2 - Selon Sir Dolby Thomas, "chaque esclave des plantations
de canne à sucre a 130 fois plus de valeur pour l'Angleterre qu'une seule
personne de la métropole." (Cité
par E. Williams)
3 - D'après
Josette Fallope Esclaves et
citoyens - Les Noirs à la Guadeloupe au XIXe siècle ; p. 348
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