PATRIMOINE
ET ESPACES D’HÉGÉMONIE COLONIALE
Dans
les espaces ayant subi le colonialisme, il est nécessaire de questionner la
notion de "patrimoine" au-delà des définitions convenues confortant
la logique de domination. Un certain nombre d’objets, à valeur culturelle
relative, sont désignés par le pouvoir comme patrimoine officiel. Le hasard est-il seul responsable du fait que l'architecture (le patrimoine bâti) soit confondue avec la notion même de patrimoine ? L'architecture (singulièrement l'architecture coloniale) produit des artéfacts imposants, monumentaux, ''autoritaires'', et à longue durée de vie. Mais le "patrimoine"
peut-il se décréter ? L’intimité de sa définition au sein d’une culture
donnée, peut-elle être imposée de l’extérieur ? Car il recouvre ce en quoi
(créations matérielles ou immatérielles) une communauté humaine se reconnaît,
librement et en conscience. Le patrimoine ne saurait donc se confondre ni se
réduire aux simples traces du passé, à ce que les hasards de l’Histoire ont
charrié, et qui s’imposerait à nous comme une fatalité, irrémédiablement. Il est
d’abord l’expression du choix et du désir de culture d’un peuple. L’expression
du regard bienveillant que choisit de porter une communauté humaine sur ce qui l’a
construite, qu’il faut distinguer du regard informé mais distant, qu'elle porte
sans adhésion, sur les objets témoins de sa domination.
Dans
ces espaces d’hégémonie coloniale, l’entreprise systématique d’infériorisation de
la culture des peuples dominés a pour corolaire la survalorisation de la culture
du colonisateur. Les effets dévastateurs de ce processus opèrent encore dans
les imaginaires des différents protagonistes. Ainsi, jusqu’au milieu du XXème
siècle, la langue créole, élément central de cohésion culturelle et sociale, était
stigmatisée comme un patois incapable de véhiculer ni pensée complexe, ni
culture. Elle était bannie des institutions, interdite à l’école et jusque dans
les familles, jugée inconvenante et grossière. Dans les îles de la Caraïbe sous
domination française, c’est en bravant l’hégémonie et les interdits coloniaux que
cette langue a enfin été reconnue en tant que telle, et considérée comme
patrimoine par ceux qui, durant des siècles, l’ont fait vivre en résistances. Une
autre perception du monde et de soi ayant peu à peu émergé, le regard a opéré
un basculement. Cette révolution du regard n’est pas à lire comme rejet de
l’Autre mais plutôt comme réunification d’un sujet morcelé par le fait colonial
et ses avatars. L’expansion coloniale
caractérisée par la projection violente des forces militaires loin du
territoire de la métropole est aussi la projection violente de la culture
métropolitaine dominante au cœur des colonies, pulvérisant les cultures
vernaculaires. Expansion culturelle qui
a concerné la langue, la religion, les arts du quotidien, la culture
scientifique, les pratiques plastiques, la musique, l’architecture, ... Les
‘‘objets patrimoniaux’’ décrétés dans un contexte non émancipé, se posent en
modèles, archétypes du beau, du bien, du juste. Ils faussent la vision,
distordent la compréhension du monde, orientent le potentiel de créativité et
sont un frein au renouvellement de la pensée des dominés. Ces derniers allant croire
que : la maison de maître des habitations esclavagistes, la chaise de planteur ou
les églises symboles de l’anéantissement des religions ancestrales, la moindre
relique cadavérique du monde colonial, tous objets du pouvoir et de la
suprématie raciste, tous conçus pour asseoir la domination, constituent leur
patrimoine. Il ne peut suffire qu'un objet provienne du passé pour qu'il se voit ajouté au patrimoine, c'est-à-dire élevé au rang de la quintessence de notre culture et de notre spiritualité.
A
travers cette grille d’analyse nous pourrions de même interroger la production
d’Ali Tur (architecte des colonies), qui fait l'objet d'une certaine focalisation, comme l’expression d’une architecture de
pouvoir, déployée en Guadeloupe après le terrible cyclone de 1928. Imposant un
matériau nouveau (le béton armé) et la modernité occidentale en un temps record
(1929-1930) dans l’espace confiné de l’île. Construisant un ensemble de
bâtiments officiels (une centaine), lieux de mise en scène du pouvoir colonial (mairies,
palais de justice, préfecture, conseil général, églises, dispensaires, monuments
aux morts, …). Dans les espaces de colonisation, je distingue un patrimoine au
service de l’éloge de l’entreprise coloniale de celui, parfois minoré ou exclu,
des colonisés. Ni injonction, ni absorption contrainte, ni identification aliénante
à l’Autre, le patrimoine est libre affirmation de sa vision et de sa capacité à
opérer des choix, à s’inventer autrement qu’en se pensant en Autre, à se
reconnaître hors des canons de l’idéologie dominante. Dans ces espaces
singuliers, la responsabilité des créateurs d’aujourd’hui est d’inventer un
patrimoine pour demain, dont il faudrait que la force principale réside dans un
fort potentiel émancipateur.
Novembre 2015,
Jocelyn Valton
Repères
bibliographiques :
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1971
Revue Tropiques, n°1
(avr. 1941) n° 13/14 (sept. 1945) Fort-de-France,
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1954
Jean-Pierre Giordani, La
Guadeloupe face à son patrimoine, Paris, Karthala, 1996 ; pp. 137 à 156
Edouard Glissant, Le Discours Antillais, Paris, Seuil, 1981
Edward W. Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris Seuil, 1980