Translate

10/30/2019

UNE ÉCOLE POUR LA RÉPUBLIQUE ARCHIPEL - Giuseppe Penone aux Tuileries



 UNE ÉCOLE POUR LA RÉPUBLIQUE ARCHIPEL
Giuseppe Penone aux Tuileries  

*
« Il devient urgent de réenchanter les imaginaires de toutes les disciplines [d'enseignement] pour faire tomber la vieille peau de l'imaginaire colonial et son rêve usé de domination afin que nous puissions tous nous asseoir à la table du partage ».  
  
Par Jocelyn Valton, enseignant en Guadeloupe et critique d’art, dans une lettre ouverte adressée aux ministres de la culture et de l’Éducation nationale.

*


Durant trois sessions du Bac, celles de juin 2010, 2011 et 2012, une œuvre de l’artiste italien Giuseppe Penone(1), intitulée L’Arbre des voyelles, a figuré au programme limitatif de l’épreuve facultative d’arts plastiques. Monumental, le moulage en bronze, grandeur nature, d’un chêne déraciné, est installé depuis décembre 1999 en travers d’une parcelle du jardin des Tuileries, à Paris, pour répondre à une commande publique de l’État via le ministère de la culture.
Une parcelle plantée d’herbes folles et de plantes sauvages, au beau mitan de ce jardin à la française datant du XVIIe siècle où tout, en principe, n’est qu’ordre et rationalité. Comme pour chaque œuvre au programme du bac, L’Arbre des voyelles a fait l’objet de la publication d’un petit livret édité par le Sceren–CNDP, (actuel CANOPÉ) largement diffusé auprès des professeurs d’arts plastiques afin qu’ils préparent leurs élèves inscrits à l’épreuve. Mais, dès les premières lignes de l’avant-propos du livret, un détail qui paraissait anodin à l’ensemble de mes collègues enseignants, autant qu'à mes élèves, devait attirer mon attention : « À une croisée d’allées du jardin des Tuileries – élément culturel et paysager majeur de la capitale créé par la volonté de Catherine de Médicis mais dont la géométrie actuelle est l’œuvre de Le Nôtre sur ordre de Colbert –, gît un arbre mort. » 


La présentation de Jean-Yves Moirin, Inspecteur Général de l’Éducation Nationale pour les arts plastiques, n’en dit pas plus sur le lien singulier qui existe de fait entre, d'une part, le jardin des Tuileries où est installée la sculpture, Jean-Baptiste Colbert qui en fut le maître d'œuvre avec Le Nôtre (jardinier de Louis XIV) et, d'autre part, l'histoire des Caraïbes françaises, c'est-à-dire une part déterminante de l'histoire de France. Pour la plupart des Français, Jean-Baptiste Colbert est un personnage illustre, le super ministre de Louis XIV, associé sans partage à la grandeur de son règne. Pour moi, descendant d'africains esclavagisés, né dans la Caraïbe (et en dépit de ma nationalité française), Colbert demeure avant tout celui qui a conçu le Code Noir à la demande du « roi Soleil ». Un texte de lois qu’il faut bien considérer comme l'un des plus abominables de l’histoire de l’humanité, qui régissait dès le XVIIe siècle la vie des esclaves sur les plantations des Antilles et dont on mesure l’ignominie grâce notamment à l'article 38 qui prévoit : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite (...), aura les oreilles coupées (...), aura le jarret coupé (...); et la troisième fois il sera puni de mort. » Proclamant ensuite, dans son fameux article 44 : « Déclarons les esclaves être meubles ».

Dans cette commande publique, ni l'État commanditaire, ni l'artiste Penone ne prennent en compte une dimension qui semble pourtant incontournable. Les lacunes du système scolaire se répercutent d’un bout à l’autre de la chaîne du savoir. Si l'histoire de France n'était encombrée par cet imaginaire colonial et ses oublis planifiés, dès le moment de la commande publique par l’État, le lien aurait été évident entre le Jardin des Tuileries comme site de l’œuvre de Penone, Colbert et le Code Noir. Ce lien serait de notoriété publique et l’artiste italien en aurait eu connaissance. Ce n’était pas le cas jusqu’à ce que je le questionne à propos du sens que l’on pouvait donner à sa sculpture des Tuileries(2), et s’il avait choisi d’installer un tel moulage dans ce jardin pour évoquer les chênes plantés sous Colbert dans la forêt de Tronçais. Ce dernier voulût en planter plus d’un million d’hectares afin de fournir le bois pour doter la France d’une force navale puissante. Ce fut le point de départ d’une hypothèse de travail formulée avec mes élèves en Guadeloupe. Mais Penone ignorait totalement ce pan de l’histoire de France non mentionné lors de la commande, et absent du texte d’Hortense Lyon, comme des « propositions pour une exploitation pédagogique » de Philippe Sabourdin dans le dossier du Sceren-CNDP. Bien sûr, l'artiste italien aurait été libre d'en tenir compte ou pas, mais il est anormal que les rédacteurs du livret destiné à des élèves n'en n'aient pas fait cas.

Ayant quitté le Jardin des Tuileries et ses sculptures contemporaines, il est tout aussi étonnant de pousser la porte de l’Institut national d’histoire de l’art (Inha), situé rue Vivienne, non loin des Tuileries. Un lieu de culture et de recherche où sont accueillis expositions, colloques et conférences regroupant étudiants, chercheurs et historiens de l’art, et qui compte lui aussi en forme d’hommage, une « galerie Colbert ». Les « temples » du savoir restent muets sur quelques réalités qui pourraient mettre à mal certitudes et bonne conscience des Français de l’ethnie majoritaire, perpétuant ainsi une forme d’apartheid chic. Alors qu’ils devraient transmettre le savoir et la connaissance (que je considère comme indissociables de l’éthique), ces lieux d’enseignement entretiennent encore souvent falsifications ou silence coupable. Rue Vivienne, rien dans l’enceinte de l’Inha, située à deux pas du luxueux hôtel particulier où Colbert vécut, pour rappeler toute l’histoire. Des points aveugles, de véritables trous noirs dans la conscience et la mémoire collective, peuvent ainsi s’étaler de manière spectaculaire en plein cœur de Paris, au vu et au su de tous.

L’éducation et la formation de la jeunesse sont un point névralgique, un baromètre qui dit, plus que tout, l’ambition d'un pays pour les générations à venir. Problématique, lorsque l’Éducation nationale semble ne plus être en phase avec les attentes des Français ; ceux de l’Hexagone comme ceux des départements et territoires extra-hexagonaux, là où des taux inquiétants d’échec scolaire soulèvent des questions légitimes. Depuis plusieurs décennies, sous des gouvernements de droite et de gauche, les réformes se sont succédé jusqu’à donner le sentiment que l’on ne parvient plus à trouver les réponses satisfaisantes aux nouveaux défis que doivent relever élèves, enseignants et parents. Contenus des programmes et méthodes d’enseignement sont remis en cause dans une école qui accueille des élèves globalement plus informés, dont l’accès à la connaissance est facilité par l’émergence d’Internet et la diffusion massive des nouvelles technologies.

Au sein d'une école installée dans la crise, on assiste à une désacralisation du savoir au profit de l’information rapide et superficielle, à la perte de l’autorité et de l’aura des enseignants aux yeux des élèves comme de leurs parents. Une perte de confiance, parfois jusqu’à la défiance, qui affecte l’institution tout entière qui n’est désormais plus cet espace clos à l’abri des tumultes du monde. Jusqu'à devenir parfois le sinistre théâtre de son extrême violence. Ce portrait succinctement brossé, il convient de savoir si toutes les failles du système scolaire sont identifiées. Les réformes mises en place sont-elles adaptées aux mutations dont la rapidité et l’ampleur planétaire n’épargnent aucun pays ? Mais surtout, au service de quels objectifs sont-elles pensées ? Ces objectifs doivent-ils avoir pour seul credo celui de la performance ? Quel type de citoyens veut-on former ? Sachant que l’école est un vaste atelier où prend forme le corps social, quel est ce pays qu’il faut réinventer grâce à un système éducatif repensé ?

Il faut renouveler en profondeur les axes de réflexion, proposer un changement de paradigme dans le système éducatif et repenser des définitions dont les racines plongent dans un monde ancien devenu obsolète. L’institution vouée à l’éducation en France est dite « nationale », une manière de la qualifier dont on peut se demander si elle n’est pas un hiatus originel. Est-elle bien nommée ? Dans ma pratique d’enseignant exerçant en Guadeloupe (terre amérindienne des Caraïbes, muée en colonie à esclaves, puis en département français), je suis quotidiennement confronté à des situations paradoxales qui sont la norme en vigueur dont chacun s’accommode, évitant de la questionner. Questionnement qui conduirait inévitablement, si l’on est intellectuellement intègre, à remettre en question tout le système de domination qui en est à l’origine. La plupart des enseignants préfère donc appliquer mécaniquement les programmes (comme l’exige l’institution), en se berçant de l’illusion que l’on pourra longtemps continuer à gaver des générations d’élèves et d’étudiants de programmes indigestes qui ne sont pas pensés pour eux, ce qui revient à mal les former et à les jeter en pâture à une impitoyable machine aliénante.

Qu'ils soient nés en Europe, dans l'Océan indien ou sous les tropiques, les élèves français doivent assimiler des programmes qui, pour l’essentiel, ne prennent pas en compte les contextes culturels et historiques très contrastés dans lesquels ils vivent. Voilà des programmes, conçus dans l’Hexagone, principalement pensés pour des Français de l’Hexagone, et qui sont le reflet d’une vision étroitement centralisatrice et réductrice de la France. Vision qui conduit à la négation de réalités sociologiques, culturelles, géographiques, historiques… qui sont celles des territoires de la République situés hors des limites de la « métropole ». L'image imposée d’une France une et indivisible voudrait faire oublier qu’elle a été un empire colonial. Un territoire en expansion durant des siècles, dont la voilure actuelle, bien que réduite, couvre une réalité protéiforme qui ne peut être appréhendée comme une aire confinée aux limites de l’Hexagone. Admettons que la République (sous la bannière des valeurs dont elle est, en principe, garante : liberté, égalité, fraternité) soit une, il n’en demeure pas moins vrai que l’histoire de la France lui a tracé une trajectoire qui ne peut plus faire l’économie du multiple et de la complexité. L’Éducation nationale doit faire sienne la mission sacerdotale de l’enseigner à tous de manière claire.

Les contenus des programmes d'enseignement, pierre angulaire de la formation des citoyens, peuvent-ils plus longtemps faire l’impasse sur la réalité de cette présence du divers ? Ils devraient permettre que chaque jeune Français (quelle que soit son ethnie et où qu’il soit scolarisé) puisse, tout au long de son parcours scolaire et universitaire, être instruit à la connaissance de la multiplicité des facettes de ce pays. Un pays dont certains départements sont situés à des milliers de kilomètres et sous d'autres latitudes, ne saurait se résumer à la racine unique de sa population européenne. L'abandon de toute vision monolithique, la lutte contre les stéréotypes, s’imposent comme d'urgentes nécessités. Or les programmes ne donnent pas encore au fait colonial, à ses répercutions sur le destin de la France ainsi que sur ses relations avec le reste du monde, toute la place qu’ils devraient avoir. On comprend dès lors que l'essentiel de ce qui est maintenu à la marge devrait occuper une place centrale dans la construction des savoirs.

Si par manque de courage politique on laissait perdurer cette forme de déni, un sentiment de malaise et d’injustice continuerait de grandir au sein de la société française et ferait son lit sur la ligne de faille séparant les citoyens ayant des origines diverses, extra-hexagonales d'un côté et occidentales de l'autre. Une république dont les programmes scolaires aux allures d’habits taillés pour « l’ethnie dominante » et dans un territoire replié sur ses limites hexagonales saurait-elle emporter l’adhésion de ceux qu’elle semble délibérément exclure ? Outre le fait que ce déni trahisse l'idéal républicain et qu'il mène à l'impasse, il est aussi un contresens historique qui n'empêchera pas l'inévitable prise de conscience des anciens colonisés qui revendiquent justice et équité. En France, la vieille croyance selon laquelle le caractère « national » est synonyme d'exclusivité ethnique et de rejet de l'Autre doit faire place à un esprit républicain résolument rassembleur.

D’après les textes officiels de « l’adaptation des programmes » mise en place pour plusieurs matières, je cite : « Enseigner ces programmes dans les Caraïbes ou au sud de l'océan Indien suppose que les élèves apprennent à se situer localement et régionalement et qu'ils soient conscients d'une histoire qui ne se confond pas toujours avec celle de la France ». Ainsi, le Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale n° 8 du 24 février 2000 : Adaptation des programmes d’histoire et de géographie pour les enseignements donnés dans les départements d’outre-mer (DOM)- stipule entre autre qu’en classe de première et pour le programme d’histoire, je cite : « Dans la partie I, 2. (l'Europe et le monde), on insiste sur la présence des puissances européennes dans les Caraïbes et en Amérique latine ou dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien et en Afrique australe. Dans la partie III, 1. (la Première Guerre mondiale), on insiste sur le rôle de l'Empire colonial français dans la guerre. »

Peut-on considérer ces timides modifications, baptisées « adaptations », comme des avancées suffisantes ? Pourquoi ces dispositions sont-elles réservées aux seuls DOM et autres régions extra-hexagonales ? Confinés par les textes officiels dans une segmentation régionaliste, l'histoire et l'ensemble des savoirs liés à ces régions me paraissent tout aussi nécessaires pour l’édification des élèves et étudiants (voire des enseignants) de l’Hexagone qui n'en n'ont pas connaissance. Car l’étude du fait colonial, par son inscription dans un espace géographique considérable, sa durée et l'ampleur des ses répercutions est incontournable pour la compréhension du monde contemporain. Cette nécessité s’impose à tous les territoires de la République, et tous les citoyens français devraient être éduqués par l'école, à une pensée archipélique, nourrie par les cultures et les imaginaires de ces pays qui furent autrefois des colonies. Du fait des luttes pour la liberté et l’égalité engendrées par la colonisation, ces valeurs de l’idéal républicain y ont été incarnées comme nulle part ailleurs. Les Français, maintenus dans l'ignorance des nombreuses contributions des régions extra-hexagonales à l’édification de la République, ont du mal à avoir de ces concitoyens une vision positive. C'est pourquoi l'école et ses programmes d'enseignement sont un des lieux où doit s'affirmer la présence de ces pays qui donnent à la France le visage d'un véritable archipel. C'est le prix à payer pour espérer la fraternité. Ce d'autant plus que quelque soit le destin (en rupture ou en continuité avec la France) que choisiront de se donner ces départements lointains, il a été atteint un stade d'irréversibilité auquel la France devra faire face. Une grande partie de ceux qui vivent et/ou sont nés dans l'Hexagone y resteront.

Dans une époque marquée par des regains de racisme, la montée du nationalisme et de la xénophobie, il est utile de rappeler que certains hauts faits, porteurs des valeurs les plus nobles de la République, ont été inscrits en lettres de feu dans l’histoire de France par des hommes et des femmes des Caraïbes et autres anciennes colonies. Nous n'avons qu’une connaissance réduite de cette histoire, dans les lieux même où elle s'est écrite, alors que la portée de ces gestes déborde largement le cadre « local » ou national, pour prendre envergure universelle. A l'image du combat du colonel Louis Delgrès et ses 300 compagnons d’armes qui, vaincus lors de la guerre de la Guadeloupe, se donnèrent la mort le 28 mai 1802 sur l’habitation Danglemont, au Matouba, après qu’ils furent cernés par les troupes du général Antoine Richepanse, envoyé par Napoléon avec 3 500 hommes rétablir l’esclavage aboli par la Convention en 1794. Conscient de l’universalité de son propos, Delgrès adressa une lettre « A l’univers entier » peu avant sa mort tragique. Elle devrait être étudiée par tous les élèves de France pour son caractère emblématique, témoignage intemporel de la légitimité du combat pour la liberté. Dans ce nouveau récit national qui reste à écrire, les territoires hors Hexagone devraient se trouver à l’avant-garde de la lutte pour la démocratie, l’égalité, les droits de l’homme et l’anti racisme. Depuis 1946 (loi de départementalisation : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion), la France est en mutation, ADN transformé de manière irrémédiable. Pour que la République française soit en accord avec le visage qui est désormais le sien, c’est l’ensemble des programmes d’enseignement, toutes disciplines confondues, qui doit être repensé. Dans L’Orientalisme(3), Edward Saïd démontre brillamment comment une pure construction idéologique de l'Occident parvient à s'infiltrer dans toutes les sphères du savoir. Rien qui soit épargné par les rouages du fait colonial : l’histoire et la géographie évidemment, mais les lettres, les mathématiques, les sciences, y compris les arts plastiques. Il devient urgent de réenchanter les imaginaires de toutes ces disciplines pour faire tomber la vieille peau de l'imaginaire colonial et son rêve usé de domination afin que nous puissions tous nous asseoir à la table du partage.

Il faut désormais permettre à toutes les composantes de la société, aux Français de toutes origines, de prendre part à la construction d’un récit national partagé. La France n'a d'autre choix que de dépasser les contradictions et les anachronismes hérités de l'ère coloniale. Nous sachant tous, ex (?) dominés et ex (?) dominants, travaillés par ces démons du colonialisme qu'ensemble nous devons exorciser, la voie d’une « éducation républicaine » doit être tracée. C’est elle qui permettra d’instaurer un rapport autre au savoir et à la connaissance, pour que les valeurs fondamentales de la République deviennent enfin l'héritage commun d'une démocratie renouvelée.

    Jocelyn Valton, juillet 2012
1ère publication dans Médiapart le 12 juillet 2012 :
https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/120712/une-ecole-pour-la-republique-archipel



(1) Aux côtés de Michelangelo Pistoletto, Giuseppe Anselmo, Mario Merz, Gilberto Zorio, (...), Giuseppe Penone qui a enseigné à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, est considéré comme un des artistes majeurs de l'Arte povera, un mouvement artistique créé par le critique et historien d'art Germano Celant à la fin des années 1960.  

http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-penone/penone.html#haut

(2) Voici la reproduction d'un échange personnel avec Giuseppe Penone, sculpteur de l'Arbre des voyelles.

Question envoyée à Giuseppe Penone :
 
« Bonjour. Critique d'art et enseignant, je m'intéresse à L'Arbre des voyelles et voudrais savoir si, en répondant à la commande publique du Jardin des Tuileries, vous vous étiez penché sur les liens existant entre ce jardin et un pan de l'histoire de France dans la Caraïbe. J'ai travaillé avec des élèves ayant l'œuvre au programme de l'option arts plastiques au Bac, en formulant une telle hypothèse.

Nous avons considéré que vous pouviez être informé du fait que le Jardin des Tuileries avait été conçu par Le Nôtre sur ordre de J-B Colbert. Ce dernier n'est autre que le concepteur du Code Noir, constitué d'un ensemble d'une soixantaine d'articles, qui réglementait la vie des esclaves sur les plantations des Caraïbes.

J-B Colbert a d'autre part fait planter des chênes sur plus d'un million d'hectares, forêt de Tronçais par ex. afin de fournir du bois pour la marine française qu'il voulait puissante. Avez-vous fait le choix d'un chêne pour L'Arbre des voyelles du jardin des Tuileries en ayant conscience de ces liens ? A vos yeux, une telle hypothèse de travail est-elle valide ou bien refusez-vous une telle interprétation ? »




Réponse de Giuseppe Penone :
 
« Cher M. Jocelyn Valton, en réponse à votre message envoyé à la galerie, concernant la demande d'éclaircissements sur la genèse de l'œuvre Arbre des Voyelles, je dois admettre que je n'étais pas à connaissance du fait que les Tuileries aient été commandées à Le Nôtre par J-B Colbert et qu'il ait été lui-même l'auteur du Code Noir.

Les informations que vous me donnez sont très intéressantes. L'œuvre a été conçue et réalisée avec l'intention d'un dialogue avec le lieu, en introduisant un ordre de croissance organique et naturel de la végétation par rapport à l'ordonnancement géométrique voulu par Le Nôtre. C'est aussi une affirmation de la logique du végétal sur la logique de l’homme. La symbolique du pouvoir liée au chêne n'a pas été la raison de son choix, la vraie raison est la sacralité que cet arbre a eu dans l'histoire d'Europe. C'est frappant pour moi de penser qu'une œuvre puisse avoir des valeurs et des suggestions différentes selon la sensibilité et la culture de qui l'observe. Les intentions d'une œuvre sont parfois lointaines de ce qu'une œuvre devient et je suis ravi qu'elle ait suscité en vous une telle réflexion.

Je vous souhaite un bon travail.

Avec mes salutations cordiales,
Giuseppe Penone »



(3) Edward W. Saïd, L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980