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6/02/2019

LISEUR D'ENTRAILLES, OUVREUR DE ROUTES... GUERRIER DÉFINITIF




Liseur d’Entrailles, Ouvreur de Routes… Guerrier Définitif


 
 TILTING AXIS 5 :
Au-delà des Tendances : Décolonisation et Critique d’Art
"Beyond Trends : Decolonisation and Art Criticisim"
 
*** LES MOTS COMME ARMES ***


Mercredi  29 31mai  2019, MACTe




- With : ARC Inc., Fresh Milk Art Platform Inc.
- Directors : Holly Bynoe & Annalee Davis
- Core Partners : Res Artis, Perez Art Museum Miami, National Gallery of the Cayman Islands, Art Galleries at Black Studies
- Associate Partners & Sponsors : MACTe




Liseur d’Entrailles, Ouvreur de Routes… Guerrier Définitif

*
Jocelyn Valton



ÉCLATS SILEX

J'ai repris mon texte
comme un carquois de mots…
Je forge des mots épées de gladiateur
J'affute des mots couteaux de jet Kota...

J'ai repris mon texte
Je taille des mots-silex...
Septembre 2016






Panel 1 - "Les mots comme armes" : Mario Caro, Dominique Brebion, Jocelyn Valton, Hrag Vartanian


- Je conçois le critique d’art comme quelqu’un qui veut partager des éléments de vision, d’interprétation et de compréhension, non seulement des œuvres, mais aussi du contexte (politique, historique, culturel, économique, idéologique…) dans lequel elles ont été crées. Pour le critique, il s’agit donc de donner corps à un espace fait de textes, d’interviews, de conférences, parfois d’expositions. C’est ainsi qu’il peut instaurer un dialogue virtuel entre les œuvres, les artistes, les institutions qui exposent leur travail, et lui-même.

Je crois que ce qui m’intéresse, c’est dessiner un espace traversé par des lignes de tension sensibles qui permettent à chacun, indépendamment de son lieu, son statut ou sa qualité, d’avoir une trame lui permettant de reconsidérer le monde. Donner la possibilité de le regarder avec un nouvel outil visuel, sans s’arrêter au seul aspect formel. J’ajouterai même : sans se limiter à l’art !

- La décolonisation peut se définir comme un processus essentiellement politique qu’auraient dû connaître tous les pays autrefois soumis au régime colonial dans le cadre de l’expansion européenne (soit durant la période esclavagiste, soit à partir du XIXème siècle). En principe, elle aurait dû permettre la fin de la tutelle coloniale sous quelque forme que ce soit et ouvrir à l’indépendance des pays colonisés. La dimension politique ne saurait suffire, elle doit être accompagnée de la décolonisation culturelle. Celle des colonisés bien sur, et, au risque de les étonner : celle des colonisateurs, tout aussi aliénés sinon plus ! Je pose les questions suivantes : Que dire de cette volonté de l’État français de maintenir entre lui et nos petits pays un système de relations asymétriques et inéquitables qui produisent du ‘‘consentement forcé’’ sous couvert de démocratie ? Si la colonisation est un crime, que dire du refus de décoloniser ?

- La dimension décoloniale de la critique d’art implique selon moi (pour les anciens / actuels colonisés et anciens / actuels colonisateurs !), d’abord la nécessaire prise de conscience des effets durables du colonialisme, du fait que, même après une décolonisation sur papier, perdure un continuum colonial. La prise de conscience d’une colonialité et d’un racisme structurels des institutions françaises. Y compris bien sur, des institutions artistiques et culturelles réputées progressistes, ‘‘ouvertes’’. En témoignent des faits de nature aussi diverse que :

L’eurocentrisme des programmes de l’Éducation Nationale y compris pour les arts plastiques. Ainsi, en 2017 mon exclusion du projet académique ‘‘Art des Caraïbes-Amériques’’ dont j’étais l’initiateur (à la suite de mon article ‘‘Une École pour la République Archipel’’) et qui avait pour objectif de produire une ressource pédagogique sur des œuvres et artistes des Caraïbes. Une ressource dont je voulais qu’elle soit pensée et conçue par des critiques, penseurs et enseignants guadeloupéens et caribéens. – En France, la controverse autour de la pièce de théâtre Exhibit B. du Sud Africain Brett Bailey en 2014 (une évocation des zoos humains avec acteurs noirs silencieux dans des cages, qui fera l’objet d’un boycott) – La non visibilité des actrices et acteurs noirs (autrement que dans des rôles stéréotypés) dénoncée dans l’ouvrage manifeste du collectif de 16 actrices noires : ‘‘Noire n’est pas mon métier’’ 2018 ; Édit. du Seuil, (publié à la veille du Festival de Cannes) – L’exposition controversée Le Modèle Noir de Géricault à Matisse (musée d’Orsay, mars à juil. 2019), à laquelle il est reproché de ne faire aucune place aux plasticiens des ‘‘Outre mer’’ français frappés eux-aussi de non visibilité endémique – En Guadeloupe, ma démission du jury pour l’attribution du 1% artistique dans le cadre de la rénovation d’une ancienne demeure de colon esclavagiste, la Maison Chapp à Basse-Terre, en mai 2018. J’ai demandé en vain que l’appel d’offre pour ce 1% soit destiné aux artistes des Caraïbes. J’apprendrai par la suite que l’architecte Émile Romney avait également démissionné de cette même opération du 1%, du fait que ses préconisations n’étaient pas entendues. Cette liste n’est pas exhaustive.... Puisque la colonialité n’est pas soluble dans le temps, il faut agir pour l’extirper des institutions qu’elle parasite, institutions elles-mêmes créées à l’époque du colonialisme flamboyant. La dimension décoloniale implique donc de proposer des actions à mener pour déconstruire, démêler, désactiver les carcans intellectuels, les verrous structurels, mis en place depuis des siècles par la puissance impériale française et grâce auxquels elle maintient sa domination jusque dans ce XXIème siècle.

Devons-nous rappeler que la suppression du mot ‘‘race’’ de la constitution par les députés français en 2018, n’effacera sans doute jamais la réalité du racisme ? Un tel effacement ne renforce-t-il pas plutôt le déni d’une société française qui vit dans l’illusion que le colonialisme appartient à un passé révolu, sans incidences sur le présent, et avec lequel les Français d’aujourd’hui n’auraient pas grand chose à voir ?

Nous devons sans cesse nous rappeler que l’espace colonial (ici : la ‘‘colonie-départementalisée’’ de la Guadeloupe) est une machine qui n’a jamais été conçue pour l’épanouissement des colonisés.  Elle est conçue pour le profit des cohortes de cadres blancs et tous ceux qui ne sont parfois rien dans la ‘‘métropole’’ (pardonnez ce mot au parfum subalterne) et qui soudain deviennent importants ici. Ceux qui parfois arrivent dans les Caraïbes avec pour seule connaissance la lecture du Guide du routard et qui se posent en spécialistes, dirigent des projets dont ils s’approprient la paternité / maternité et écartent les autochtones qui pourraient contrarier leurs ambitions.

Une critique d’art ‘‘décoloniale’’ devrait chercher à produire une énergie transformatrice à même d’ébranler, sinon de renverser le statuquo. Elle devrait chercher à rendre visibles les rapports de force et de domination qui traversent les domaines les plus insoupçonnés de nos sociétés héritières du continuum colonial. Elle ne s’intéresse pas aux ‘‘artistes doudou’’ voulant juste produire de jolis objets pour une classe d’individus ou d’institutions dont la raison d’être est de pérenniser l’ordre établi.

Pour penser le monde, deux outils me semblent essentiels : la culture et le langage. La critique d’art étant un genre littéraire, les mots occupent donc pour moi, une place importante. Ils peuvent être libérateurs mais ils se révèlent être une prison terrible dans laquelle les colonisateurs nous ont cadenassés. Ainsi, lorsque je parle et surtout lorsque j’écris, j’accorde une grande attention aux mots qui articulent ma pensée. Il y a des mots que je plonge dans un bannissement plus ou moins radical.


Voici quelques mots de mon ‘‘lexique décolonial’’ :
 
- Je ne dis jamais ‘‘métropole’’ qui suppose un rapport subalterne avec un centre éloigné servant de référence. J’utilise les mots de la géographie. Je dis la France ou j’évoque ‘‘l’Hexagone’’ comme on parle du Pentagone.

- Je ne dis jamais ‘‘îles sœurs’’ pour évoquer la Guadeloupe et la Martinique, ce qui serait admettre qu’elles sont deux enfants ayant la France comme ‘‘maman’’. Un truc infantilisant ! Le 1er février 2019, le président français E. Macron, lors du ‘‘Grand débat’’ dans le cadre de la crise des ‘‘Gilets Jaunes’’, s’adressait à une soixantaine d’élus des ‘‘Outre mer’’ réunis à l’Élysée : «Non! Les enfants! C'est moi qui donne le micro. Ce n'est pas une communauté autogérée. Je vous demande... de vous asseoir»

- Je limite l’emploi du mot ‘‘Antilles’’ un terme prisé des Français qui évoque pour moi le jardin privé, domestiqué de la France, réduit à ses deux colonies-départementalisées de Guadeloupe et Martinique. Je lui préfère l’expression ‘‘Caraïbes-Amériques’’ qui intègre une résonance et une spatialité plus ouvertes qui insiste sur la diversité qui les caractérise (non seulement francophones, mais anglophones, hispanophones, petites et grandes, insulaires et continentales…).

- J’évitais de dire ‘‘Blancs’’ (versus Noirs), pour ne pas reprendre une partition de l’humanité et une terminologie racistes. Je préfère parler des Français, des ‘‘Occidentaux’’ (versus les ‘‘Afro-descendants’’, ‘‘Afro-Américains’’ ou ‘‘Afro-Caribéens’’). Aujourd’hui, je reconsidère cette position et ne m’interdis plus au besoin de nommer les ‘‘Blancs’’ afin de ne pas oblitérer la réalité du racisme et de la ‘‘race’’ comme construction sociale. En ce sens toujours écrite avec des guillemets qui veulent dire qu’on sait que ‘‘race’’ n’a pas de réalité scientifique.

-  Je ne dis jamais ‘‘les DOM’’ (Département d’Outre-mer) ou pire ‘‘les Domiens’’ et pas plus ‘‘Outre-mer’’ ni ‘‘Ultramarin’’ pour parler de nous, les dernières colonies de l’État français qui les a littéralement ‘‘avalées’’ en les transformant en départements. Le but étant d’empêcher tout recours devant les instances internationales (l’ONU) dans le cadre du Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Je nomme la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, je mentionne dès que possible, l’île de la Réunion et désormais Mayotte, afin de donner une image globale, complète de ces petits pays que domine l’État français. Dans la même logique, je fais toujours précéder le nom Kanaky de l’appellation française de la Nouvelle Calédonie.

- J’évite d’employer le terme ‘‘esclaves’’ de manière isolée pour évoquer nos ancêtres. Je préfère préciser et parler ‘‘d’Africains réduits en esclavage’’. La première dénomination laisse entendre que nos ancêtres auraient été des esclaves par nature, avant même l’arrivée des esclavagistes. La seconde terminologie met en lumière le surgissement d’une violence dirigée contre eux.

- A mes élèves, je rappelle que ce qu’on dénomme généralement ‘‘histoire de l’art’’ désigne en réalité ‘‘l’histoire de l’art occidental’’ de laquelle est évacuée l’histoire de l’art des peuples extra-occidentaux, autrement dit ‘‘l’histoire… occidentale de l’art’’ c’est-à-dire la vision occidentalo-centrée de cette histoire faite d’exclusions.

- Enfin, je ne dis jamais ‘‘local’’ qui m’évoque une petite chose limitée, médiocre, folklorisée et dénuée de puissance, dans laquelle on veut nous réduire. Je ne dis jamais ‘‘artistes locaux’’. Je parle des Guadeloupéens et des artistes guadeloupéens, des Afro-Caribéens et des artistes des Caraïbes-Amériques (ce qui ne limite pas aux seuls États-Unis, mais ouvre sur toutes les Amériques).

Si on veut considérer l’art comme l’expression la plus pure de la liberté (ce dont on peut douter quand on y réfléchit bien), comment devons-nous regarder l’art produit dans le contexte des colonies-départementalisées des ‘‘Antilles françaises’’ ? Une question bien gênante, j’en conviens…
D’autre part, nous ne devons pas sous-estimer la capacité de ce système colonial, capitaliste et raciste à assimiler, digérer, recycler toutes les formes de contestation, de résistance pour les récupérer / se les approprier, pour les vider de leur substance et de leur potentiel subversif. En France, des artistes plasticiens, des gens de théâtre ont créé des espaces de réflexion et de partage. Je pense à La Colonie créée par l’artiste Kader Attia depuis octobre 2016 au 128 rue La Fayette 75010 Paris ou au collectif Décoloniser les arts qui est à l’origine de la publication de l’ouvrage collectif ‘‘Décolonisons Les Arts’’ - L’Arche, 2018. 


Mon expérience :

Si je dois parler de mon expérience de critique d’art (qui débute en 1997 avec l’article Fétiches Brisés), et des stratégies que je déploie, je dirai que… pour que  ‘‘je m’accommode de mon mieux de cet avatar d’une version du paradis absurdement ratée - c’est bien pire qu’un enfer -’’ dixit Césaire, il fallait choisir entre : accepter d’être une sorte d’amuseur public contribuant à distraire une petite élite d’amateurs d’art, et une seconde option qui me renvoyait à la vision de Césaire. Un an après Fétiches Brisés, en 1998, lors de la commémoration du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe, je devais faire la critique sévère de l’exposition ‘‘Mémorielle 3’’ de Nicole Réache. Une exposition aux accents racistes, au caractère révisionniste, portant le discours nostalgique des ‘‘békés’’ (la caste des descendants d’esclavagistes pratiquant l’endogamie au service de l’exclusion et la jouissance de scandaleux privilèges). Un discours, en réalité dirigé contre la commémoration, et relayé par 80 (!) personnalités de tous bords qui ont été incapables de percevoir le caractère hautement toxique de l’exposition. Il fallait donner réponse à la hauteur de l’attaque. Je dirai que cette exposition révélait une ligne de fracture coloniale au cœur des arts plastiques. Je dirai qu’elle m’a aussi permis de prendre la mesure des regards colonisés à déciller, qui croyaient que ces représentations biaisées les honorait alors même qu’ils recevaient les crachats du mépris.  

Verser dans une critique d’art formaliste, ergoter sur la forme, la couleur, ou la beauté envisagée à travers le filtre occidental ne m’intéressait pas. Me défaire de ce filtre, placer au centre l’art des Caraïbes-Amériques, ne pas céder à la paresse intellectuelle de faire usage d’un prêt-à-penser occidentalo-centré. Aucun intérêt à rajouter quelques malheureux écrits à tout ce qui débordait déjà des librairies et bibliothèques à propos des artistes occidentaux dont la notoriété est assurée. Il me semblait plus important de porter le regard sur le travail des artistes des diasporas africaines dispersées dans nos régions. En 2013, afin d’être libre de publier ce que je voulais, dans les termes exacts que j’avais choisis, j’ai créé un Blog qui me permet de partager y compris des textes jugés dérangeants menacés par la censure ! Ce fut le cas de : « Sortir du piège de l'Histoire - La transgression par l'art » (texte non publié dans les actes du colloque Arts et transgression(s) déc. 2012, CEREAP), sous la direction de Dominique Berthet, directeur de la revue Recherches En Esthétique.   

Dès mes premiers articles, j’ai voulu sortir de ce cadre de références présenté par le discours dominant comme ‘‘universel’’ alors qu’en réalité il est exclusif, discriminatoire : les ‘‘maîtres’’ (blancs) et les ‘‘chefs d’œuvre’’ à admirer dans les musées et à imiter dans les écoles ! Étayer ma pensée d’une autre ‘‘charpente’’ intellectuelle. Fétiches Brisés – Une longue éclipse des arts plastiques dans les Caraïbes éclaire le contexte d’extrême violence, contexte mortifère, qui a vu naître la création plastique dans les Caraïbes-Amériques. J’appelle ce contexte d’émergence : ‘‘Le temps des Genèses Apocalyptiques’’. C’était le temps où, dans les Caraïbes plantationnaires, les hommes et les femmes qui osaient créer des objets plastiques (artéfacts à vocation cultuelle désignés ‘‘fétiches’’, ou comme le R.P. Labat : « marmousets » réputés hideux et diaboliques) en bravant les stricts interdits des esclavagistes, le faisaient au risque de châtiments corporels, de mutilations et jusqu’au péril de leur vie ! C’est dans ce chaos apocalyptique qu’a germée la création plastique dans les Caraïbes-Amériques. Ainsi, et contrairement à l’idée généralement admise de son apparition tardive, Fétiches Brisés situe cette création plastique au cœur de l’enfer plantationnaire. Il rappelle la puissance de l’interdit qu’il a fallu violer pour devenir artistes dans les Caraïbes.
Conscient d’une domination totale : militaire, économique, technologique, religieuse et culturelle, étayer sa pensée d’une nouvelle charpente intellectuelle. Les mercenaires, les barbouzes opèrent aussi dans le champ de l’art et de la culture avec les mêmes méthodes : spoliation / appropriation, destruction / effacement. Refuser de nous prosterner devant les icônes qu’on nous a trop longtemps imposées. Choisir parmi les critiques, artistes, historiens, sociologues, intellectuels, … qui construisent une pensée pour les Sud, et luttent pour leur émancipation.

Parmi eux :
Frantz Fanon (Aliénation du colonisé / Décolonisation) – Aimé Césaire (Définition du colonialisme) – Édouard Glissant (Antillanité / extension de l’identité diaspora africaine en Caraïbe – James Baldwin (Racisme & ségrégation aux USA) – Edward W. Saïd (Orientalisme / création de l’Autre par l’Occident) – Okwui Enwezor (Yinka Shonibare & J-M Basquiat) – Françoise Vergès (Extension de ma vision vers l’Océan Indien / Vision plus complète du colonialisme français / Féminisme décolonial) – Angela Davis (Afro-féminisme) – Paul Gilroy (Double conscience) – Hommi Bhabha (Post colonialisme) – Stuart Hall (Cultural studies) – bell hooks (Afro féminisme) – (…)

L’art n’est pas un Jardin d’Éden, l’art est un champ de bataille !


Art Is A Battleground / L’art est un champ de bataille :

Refuser de subir la seule circulation Nord-Sud de la pensée dans le domaine des arts comme dans d’autres domaines. Nécessité de créer une circulation du dialogue dans le sens Sud-Sud (les opprimés des Sud entre eux) mais aussi imposer une circulation Sud-Nord (le Nord cette fois, en position d’écoute !). D’où la nécessité, pour être en relation, d’avoir une vision de la totalité de l’espace sous le contrôle de l’État français. Pas seulement les ‘‘Antilles’’ françaises, mais la Guyane et, très loin de notre zone géographique, la Réunion dans l’Océan Indien, Mayotte, mais aussi la Kanaky / Nouvelle Calédonie auxquels il faudrait ajouter la Polynésie française (…), tous ces pays aux prises avec la même puissance impériale française. Mais aussi les pays anglophones et hispanophones du bassin des Caraïbes avec lesquels la relation et la circulation de la pensée et les échanges artistiques ne sont pas assez denses !

Les enjeux politiques sont une des dimensions de l’art et de la culture. Je crois que nous sommes fondés à le penser : L’art est un champ de bataille… Un champ de bataille au milieu duquel je veux être un ‘‘guerrier définitif ’’ !


‘‘Art is politic, art critic must be politic…’’

Dans une de ses fameuses performances, l’artiste Marina Abramovic répète inlassablement : « Art is beautifull, Artist must be beautifull ». J’affirme : L’art est politique, le critique d’art doit l’être aussi. Par leur capacité à faire discours et à questionner les différentes formes du pouvoir.

Je reviens à cette question : peut-on parler de ‘‘liberté’’ s’agissant de l’art produit dans des pays traversés par un continuum colonial ? Nous devons rappeler (en dépit des illusions) qu’il n’y a pas eu de décolonisation (pas d’indépendance) dans les Caraïbes françaises (Guadeloupe et Martinique), pas plus en Guyane ou à la Réunion. Quand bien même le combat nous semblerait inégal (moins de 400 000 Guadeloupéens doivent tenir tête à une puissance nucléaire européenne de 66 millions d’habitants !), il s’agit de déconstruire les stéréotypes, pétris de racisme et de colonialité de la pensée impériale française qui imprègnent encore l’ensemble de ses institutions : l’école, la culture, les institutions politiques et artistiques… qui, d’un côté, continuent d’exclure les ‘‘Non-Blancs’’ des musées et centres d’art, des galeries, du discours critique du système de l’art mainstream, et de l’autre, d’accorder des privilèges aux individus de ‘‘race’’ blanche. Privilèges invisibles à leurs yeux (puisque selon eux, ‘‘blanc’’ n’est pas une couleur. C’est pourquoi ils parlent de nous en disant que nous sommes des ‘‘gens de couleur’’). Privilèges d’un système de l’art conçus pour eux par un ordre essentiellement raciste qui regarde avec condescendance ce que peuvent produire les ‘‘Autres’’.

Décoloniser l’art, c’est participer à produire une énergie psychique en mesure de renverser les dictats de la pensée occidentale comme norme esthétique ‘‘universelle’’, et trouver les moyens d’agir pour provoquer des changements déterminants.

Au mois d’avril dernier, ‘‘L’affaire Di Rosa’’ a défrayé la chronique du monde de l’art en France. Mame-Fatou Niang, maîtresse de conférence franco-sénégalaise à l'Université Carnegie-Mellon à Pittsburgh, était invitée par l’Assemblée nationale à présenter son film ‘‘Les Mariannes Noires’’. C’est à cette occasion qu’elle voit une fresque de Hervé Di Rosa (peintre de la Figuration Libre des années 1980) qui orne les murs de l’institution. Réalisée en 1991 dans le cadre d’une commande publique pour la commémoration de la 1ère abolition de l’esclavage de 1794, la composition met en scène deux visages de Nègres, stéréotypés, utilisant les ressorts emblématiques de la caricature raciste : noir cirage pour la peau, yeux globuleux, lèvres rouges et épaisses. Universitaires, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau ont demandé le retrait de cette fresque à travers une pétition publiée dans la presse. J’adhère sans réserves à cette exigence, aussi ai-je relayé leur pétition et répondu sur les réseaux sociaux aux partisans de Di Rosa : notamment l’artiste Orlan, et Catherine Millet (fondatrice de la revue Art press) qui a publié un article dans le Nouvel Obs. Les arguments de C. Millet font la démonstration de l’incapacité des milieux artistiques français à appréhender, à travers l’art, les questions liées à la ‘‘race’’, à la colonialité, pourtant au cœur de l’histoire de France. On peut ne pas être raciste comme le clame Hervé Di Rosa et pourtant véhiculer (malgré soi) des stéréotypes racistes, porter au fond de soi des images, une manière de penser et de créer apprises depuis l’enfance et véhiculées par toutes les structures d’une société qui n’a pas entrepris le travail de décolonisation.  


 
Fresque de H. Di Rosa à l'Assemblée Nationale (détail) 


Je cite Catherine Millet : « (...) grosses lèvres. C’est une forme de caricature, et alors ? Il serait donc interdit de caricaturer des noirs ? ». Elle ajoute :
« Mais ce qui me choque le plus dans ces accusations lancées contre Hervé c’est qu’elles sont le fait de personnes qui ont justement la capacité de décoder une œuvre. Ces gens sont d’une mauvaise foi totale. Ils mènent une entreprise fondée sur la culpabilisation et rien d’autre. Ce sont eux qui font des caricatures. Ce sont eux les racistes. »

Nous répondons :
Accuser les "autres" d’être de "mauvaise foi" ne vaut pas démonstration. Par ailleurs, nous notons que depuis que les descendants d'esclaves et les autres groupes de Français non-Blancs revendiquent pour la fin des discriminations de toutes sortes, la fin des privilèges du groupe dominant blanc (y compris en art), les accusations de "racisme anti-Blanc" se font entendre. Un rappel à l'histoire s'impose alors : 1684, un médecin, François Bernier, publie un texte dans lequel il divise pour la 1ère fois l'humanité en quatre groupes, quatre ‘‘races’’ : blanche, jaune, rouge et noire. Hiérarchie qui sera reprise au milieu du XVIIIème siècle par le savant suédois Linné.



Pour clore mon propos, je voudrais évoquer le fait qu’on estime que 90 à 95 % du patrimoine artistique matériel africain est aujourd’hui hors d’Afrique, dans les musées, les universités, les grandes collections publiques et privées d’Europe et des États-Unis. Un désastre culturel qui a pour conséquence de priver la jeunesse africaine du lien direct avec les objets emblématique de sa culture, de la possibilité de connaître, de voir, fréquenter et s’inspirer de ce patrimoine ancestral dont elle ignore parfois jusqu’à l’existence, alors même que la jeunesse privilégiée d’Europe, des États-Unis en tire profit depuis des siècles, pour accroître son niveau de culture, pour se spécialiser en art et nourrir sa création ...

Ainsi 69 000 objets africains au British Museum, 37 000 au Weltmuseum de Vienne, 180 000 au musée royal de l’Afrique à Tervuren en Belgique, 75 000  au Humbolt Forum de Berlin, 70 000 au musée du quai Branly à Paris, pour ne citer que ceux-là ! En Afrique, les musées nationaux qui ont de ‘‘grosses collections’’ possèdent entre 3 000 et 5 000 pièces. Commencées depuis les indépendances, les réclamations de restitutions de plus en plus pressantes des États africains, sont de ce point de vue, un moment important dans une perspective décoloniale. Je renvoie à l’ouvrage de l’universitaire sénégalais Felwine Sarr & Bénédicte Savoy : ‘‘Restituer le Patrimoine Africain’’, fruit d’un rapport remis en novembre 2018 au Président de la république française. Descendant d’Africains esclavagisés et déportés sur l’île de la Guadeloupe, je me sens concerné par la restitution de ces objets silencieusement magnifiques que nos ancêtres n’avaient plus la liberté de créer et qu’il nous a fallu secrètement rêver pour les réinventer…


Reprenons le texte !
Taillons des mots-silex !

  © Jocelyn Valton, AICA, mai 2019