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10/30/2019

UNE ÉCOLE POUR LA RÉPUBLIQUE ARCHIPEL - Giuseppe Penone aux Tuileries



 UNE ÉCOLE POUR LA RÉPUBLIQUE ARCHIPEL
Giuseppe Penone aux Tuileries  

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« Il devient urgent de réenchanter les imaginaires de toutes les disciplines [d'enseignement] pour faire tomber la vieille peau de l'imaginaire colonial et son rêve usé de domination afin que nous puissions tous nous asseoir à la table du partage ».  
  
Par Jocelyn Valton, enseignant en Guadeloupe et critique d’art, dans une lettre ouverte adressée aux ministres de la culture et de l’Éducation nationale.

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Durant trois sessions du Bac, celles de juin 2010, 2011 et 2012, une œuvre de l’artiste italien Giuseppe Penone(1), intitulée L’Arbre des voyelles, a figuré au programme limitatif de l’épreuve facultative d’arts plastiques. Monumental, le moulage en bronze, grandeur nature, d’un chêne déraciné, est installé depuis décembre 1999 en travers d’une parcelle du jardin des Tuileries, à Paris, pour répondre à une commande publique de l’État via le ministère de la culture.
Une parcelle plantée d’herbes folles et de plantes sauvages, au beau mitan de ce jardin à la française datant du XVIIe siècle où tout, en principe, n’est qu’ordre et rationalité. Comme pour chaque œuvre au programme du bac, L’Arbre des voyelles a fait l’objet de la publication d’un petit livret édité par le Sceren–CNDP, (actuel CANOPÉ) largement diffusé auprès des professeurs d’arts plastiques afin qu’ils préparent leurs élèves inscrits à l’épreuve. Mais, dès les premières lignes de l’avant-propos du livret, un détail qui paraissait anodin à l’ensemble de mes collègues enseignants, autant qu'à mes élèves, devait attirer mon attention : « À une croisée d’allées du jardin des Tuileries – élément culturel et paysager majeur de la capitale créé par la volonté de Catherine de Médicis mais dont la géométrie actuelle est l’œuvre de Le Nôtre sur ordre de Colbert –, gît un arbre mort. » 


La présentation de Jean-Yves Moirin, Inspecteur Général de l’Éducation Nationale pour les arts plastiques, n’en dit pas plus sur le lien singulier qui existe de fait entre, d'une part, le jardin des Tuileries où est installée la sculpture, Jean-Baptiste Colbert qui en fut le maître d'œuvre avec Le Nôtre (jardinier de Louis XIV) et, d'autre part, l'histoire des Caraïbes françaises, c'est-à-dire une part déterminante de l'histoire de France. Pour la plupart des Français, Jean-Baptiste Colbert est un personnage illustre, le super ministre de Louis XIV, associé sans partage à la grandeur de son règne. Pour moi, descendant d'africains esclavagisés, né dans la Caraïbe (et en dépit de ma nationalité française), Colbert demeure avant tout celui qui a conçu le Code Noir à la demande du « roi Soleil ». Un texte de lois qu’il faut bien considérer comme l'un des plus abominables de l’histoire de l’humanité, qui régissait dès le XVIIe siècle la vie des esclaves sur les plantations des Antilles et dont on mesure l’ignominie grâce notamment à l'article 38 qui prévoit : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite (...), aura les oreilles coupées (...), aura le jarret coupé (...); et la troisième fois il sera puni de mort. » Proclamant ensuite, dans son fameux article 44 : « Déclarons les esclaves être meubles ».

Dans cette commande publique, ni l'État commanditaire, ni l'artiste Penone ne prennent en compte une dimension qui semble pourtant incontournable. Les lacunes du système scolaire se répercutent d’un bout à l’autre de la chaîne du savoir. Si l'histoire de France n'était encombrée par cet imaginaire colonial et ses oublis planifiés, dès le moment de la commande publique par l’État, le lien aurait été évident entre le Jardin des Tuileries comme site de l’œuvre de Penone, Colbert et le Code Noir. Ce lien serait de notoriété publique et l’artiste italien en aurait eu connaissance. Ce n’était pas le cas jusqu’à ce que je le questionne à propos du sens que l’on pouvait donner à sa sculpture des Tuileries(2), et s’il avait choisi d’installer un tel moulage dans ce jardin pour évoquer les chênes plantés sous Colbert dans la forêt de Tronçais. Ce dernier voulût en planter plus d’un million d’hectares afin de fournir le bois pour doter la France d’une force navale puissante. Ce fut le point de départ d’une hypothèse de travail formulée avec mes élèves en Guadeloupe. Mais Penone ignorait totalement ce pan de l’histoire de France non mentionné lors de la commande, et absent du texte d’Hortense Lyon, comme des « propositions pour une exploitation pédagogique » de Philippe Sabourdin dans le dossier du Sceren-CNDP. Bien sûr, l'artiste italien aurait été libre d'en tenir compte ou pas, mais il est anormal que les rédacteurs du livret destiné à des élèves n'en n'aient pas fait cas.

Ayant quitté le Jardin des Tuileries et ses sculptures contemporaines, il est tout aussi étonnant de pousser la porte de l’Institut national d’histoire de l’art (Inha), situé rue Vivienne, non loin des Tuileries. Un lieu de culture et de recherche où sont accueillis expositions, colloques et conférences regroupant étudiants, chercheurs et historiens de l’art, et qui compte lui aussi en forme d’hommage, une « galerie Colbert ». Les « temples » du savoir restent muets sur quelques réalités qui pourraient mettre à mal certitudes et bonne conscience des Français de l’ethnie majoritaire, perpétuant ainsi une forme d’apartheid chic. Alors qu’ils devraient transmettre le savoir et la connaissance (que je considère comme indissociables de l’éthique), ces lieux d’enseignement entretiennent encore souvent falsifications ou silence coupable. Rue Vivienne, rien dans l’enceinte de l’Inha, située à deux pas du luxueux hôtel particulier où Colbert vécut, pour rappeler toute l’histoire. Des points aveugles, de véritables trous noirs dans la conscience et la mémoire collective, peuvent ainsi s’étaler de manière spectaculaire en plein cœur de Paris, au vu et au su de tous.

L’éducation et la formation de la jeunesse sont un point névralgique, un baromètre qui dit, plus que tout, l’ambition d'un pays pour les générations à venir. Problématique, lorsque l’Éducation nationale semble ne plus être en phase avec les attentes des Français ; ceux de l’Hexagone comme ceux des départements et territoires extra-hexagonaux, là où des taux inquiétants d’échec scolaire soulèvent des questions légitimes. Depuis plusieurs décennies, sous des gouvernements de droite et de gauche, les réformes se sont succédé jusqu’à donner le sentiment que l’on ne parvient plus à trouver les réponses satisfaisantes aux nouveaux défis que doivent relever élèves, enseignants et parents. Contenus des programmes et méthodes d’enseignement sont remis en cause dans une école qui accueille des élèves globalement plus informés, dont l’accès à la connaissance est facilité par l’émergence d’Internet et la diffusion massive des nouvelles technologies.

Au sein d'une école installée dans la crise, on assiste à une désacralisation du savoir au profit de l’information rapide et superficielle, à la perte de l’autorité et de l’aura des enseignants aux yeux des élèves comme de leurs parents. Une perte de confiance, parfois jusqu’à la défiance, qui affecte l’institution tout entière qui n’est désormais plus cet espace clos à l’abri des tumultes du monde. Jusqu'à devenir parfois le sinistre théâtre de son extrême violence. Ce portrait succinctement brossé, il convient de savoir si toutes les failles du système scolaire sont identifiées. Les réformes mises en place sont-elles adaptées aux mutations dont la rapidité et l’ampleur planétaire n’épargnent aucun pays ? Mais surtout, au service de quels objectifs sont-elles pensées ? Ces objectifs doivent-ils avoir pour seul credo celui de la performance ? Quel type de citoyens veut-on former ? Sachant que l’école est un vaste atelier où prend forme le corps social, quel est ce pays qu’il faut réinventer grâce à un système éducatif repensé ?

Il faut renouveler en profondeur les axes de réflexion, proposer un changement de paradigme dans le système éducatif et repenser des définitions dont les racines plongent dans un monde ancien devenu obsolète. L’institution vouée à l’éducation en France est dite « nationale », une manière de la qualifier dont on peut se demander si elle n’est pas un hiatus originel. Est-elle bien nommée ? Dans ma pratique d’enseignant exerçant en Guadeloupe (terre amérindienne des Caraïbes, muée en colonie à esclaves, puis en département français), je suis quotidiennement confronté à des situations paradoxales qui sont la norme en vigueur dont chacun s’accommode, évitant de la questionner. Questionnement qui conduirait inévitablement, si l’on est intellectuellement intègre, à remettre en question tout le système de domination qui en est à l’origine. La plupart des enseignants préfère donc appliquer mécaniquement les programmes (comme l’exige l’institution), en se berçant de l’illusion que l’on pourra longtemps continuer à gaver des générations d’élèves et d’étudiants de programmes indigestes qui ne sont pas pensés pour eux, ce qui revient à mal les former et à les jeter en pâture à une impitoyable machine aliénante.

Qu'ils soient nés en Europe, dans l'Océan indien ou sous les tropiques, les élèves français doivent assimiler des programmes qui, pour l’essentiel, ne prennent pas en compte les contextes culturels et historiques très contrastés dans lesquels ils vivent. Voilà des programmes, conçus dans l’Hexagone, principalement pensés pour des Français de l’Hexagone, et qui sont le reflet d’une vision étroitement centralisatrice et réductrice de la France. Vision qui conduit à la négation de réalités sociologiques, culturelles, géographiques, historiques… qui sont celles des territoires de la République situés hors des limites de la « métropole ». L'image imposée d’une France une et indivisible voudrait faire oublier qu’elle a été un empire colonial. Un territoire en expansion durant des siècles, dont la voilure actuelle, bien que réduite, couvre une réalité protéiforme qui ne peut être appréhendée comme une aire confinée aux limites de l’Hexagone. Admettons que la République (sous la bannière des valeurs dont elle est, en principe, garante : liberté, égalité, fraternité) soit une, il n’en demeure pas moins vrai que l’histoire de la France lui a tracé une trajectoire qui ne peut plus faire l’économie du multiple et de la complexité. L’Éducation nationale doit faire sienne la mission sacerdotale de l’enseigner à tous de manière claire.

Les contenus des programmes d'enseignement, pierre angulaire de la formation des citoyens, peuvent-ils plus longtemps faire l’impasse sur la réalité de cette présence du divers ? Ils devraient permettre que chaque jeune Français (quelle que soit son ethnie et où qu’il soit scolarisé) puisse, tout au long de son parcours scolaire et universitaire, être instruit à la connaissance de la multiplicité des facettes de ce pays. Un pays dont certains départements sont situés à des milliers de kilomètres et sous d'autres latitudes, ne saurait se résumer à la racine unique de sa population européenne. L'abandon de toute vision monolithique, la lutte contre les stéréotypes, s’imposent comme d'urgentes nécessités. Or les programmes ne donnent pas encore au fait colonial, à ses répercutions sur le destin de la France ainsi que sur ses relations avec le reste du monde, toute la place qu’ils devraient avoir. On comprend dès lors que l'essentiel de ce qui est maintenu à la marge devrait occuper une place centrale dans la construction des savoirs.

Si par manque de courage politique on laissait perdurer cette forme de déni, un sentiment de malaise et d’injustice continuerait de grandir au sein de la société française et ferait son lit sur la ligne de faille séparant les citoyens ayant des origines diverses, extra-hexagonales d'un côté et occidentales de l'autre. Une république dont les programmes scolaires aux allures d’habits taillés pour « l’ethnie dominante » et dans un territoire replié sur ses limites hexagonales saurait-elle emporter l’adhésion de ceux qu’elle semble délibérément exclure ? Outre le fait que ce déni trahisse l'idéal républicain et qu'il mène à l'impasse, il est aussi un contresens historique qui n'empêchera pas l'inévitable prise de conscience des anciens colonisés qui revendiquent justice et équité. En France, la vieille croyance selon laquelle le caractère « national » est synonyme d'exclusivité ethnique et de rejet de l'Autre doit faire place à un esprit républicain résolument rassembleur.

D’après les textes officiels de « l’adaptation des programmes » mise en place pour plusieurs matières, je cite : « Enseigner ces programmes dans les Caraïbes ou au sud de l'océan Indien suppose que les élèves apprennent à se situer localement et régionalement et qu'ils soient conscients d'une histoire qui ne se confond pas toujours avec celle de la France ». Ainsi, le Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale n° 8 du 24 février 2000 : Adaptation des programmes d’histoire et de géographie pour les enseignements donnés dans les départements d’outre-mer (DOM)- stipule entre autre qu’en classe de première et pour le programme d’histoire, je cite : « Dans la partie I, 2. (l'Europe et le monde), on insiste sur la présence des puissances européennes dans les Caraïbes et en Amérique latine ou dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien et en Afrique australe. Dans la partie III, 1. (la Première Guerre mondiale), on insiste sur le rôle de l'Empire colonial français dans la guerre. »

Peut-on considérer ces timides modifications, baptisées « adaptations », comme des avancées suffisantes ? Pourquoi ces dispositions sont-elles réservées aux seuls DOM et autres régions extra-hexagonales ? Confinés par les textes officiels dans une segmentation régionaliste, l'histoire et l'ensemble des savoirs liés à ces régions me paraissent tout aussi nécessaires pour l’édification des élèves et étudiants (voire des enseignants) de l’Hexagone qui n'en n'ont pas connaissance. Car l’étude du fait colonial, par son inscription dans un espace géographique considérable, sa durée et l'ampleur des ses répercutions est incontournable pour la compréhension du monde contemporain. Cette nécessité s’impose à tous les territoires de la République, et tous les citoyens français devraient être éduqués par l'école, à une pensée archipélique, nourrie par les cultures et les imaginaires de ces pays qui furent autrefois des colonies. Du fait des luttes pour la liberté et l’égalité engendrées par la colonisation, ces valeurs de l’idéal républicain y ont été incarnées comme nulle part ailleurs. Les Français, maintenus dans l'ignorance des nombreuses contributions des régions extra-hexagonales à l’édification de la République, ont du mal à avoir de ces concitoyens une vision positive. C'est pourquoi l'école et ses programmes d'enseignement sont un des lieux où doit s'affirmer la présence de ces pays qui donnent à la France le visage d'un véritable archipel. C'est le prix à payer pour espérer la fraternité. Ce d'autant plus que quelque soit le destin (en rupture ou en continuité avec la France) que choisiront de se donner ces départements lointains, il a été atteint un stade d'irréversibilité auquel la France devra faire face. Une grande partie de ceux qui vivent et/ou sont nés dans l'Hexagone y resteront.

Dans une époque marquée par des regains de racisme, la montée du nationalisme et de la xénophobie, il est utile de rappeler que certains hauts faits, porteurs des valeurs les plus nobles de la République, ont été inscrits en lettres de feu dans l’histoire de France par des hommes et des femmes des Caraïbes et autres anciennes colonies. Nous n'avons qu’une connaissance réduite de cette histoire, dans les lieux même où elle s'est écrite, alors que la portée de ces gestes déborde largement le cadre « local » ou national, pour prendre envergure universelle. A l'image du combat du colonel Louis Delgrès et ses 300 compagnons d’armes qui, vaincus lors de la guerre de la Guadeloupe, se donnèrent la mort le 28 mai 1802 sur l’habitation Danglemont, au Matouba, après qu’ils furent cernés par les troupes du général Antoine Richepanse, envoyé par Napoléon avec 3 500 hommes rétablir l’esclavage aboli par la Convention en 1794. Conscient de l’universalité de son propos, Delgrès adressa une lettre « A l’univers entier » peu avant sa mort tragique. Elle devrait être étudiée par tous les élèves de France pour son caractère emblématique, témoignage intemporel de la légitimité du combat pour la liberté. Dans ce nouveau récit national qui reste à écrire, les territoires hors Hexagone devraient se trouver à l’avant-garde de la lutte pour la démocratie, l’égalité, les droits de l’homme et l’anti racisme. Depuis 1946 (loi de départementalisation : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion), la France est en mutation, ADN transformé de manière irrémédiable. Pour que la République française soit en accord avec le visage qui est désormais le sien, c’est l’ensemble des programmes d’enseignement, toutes disciplines confondues, qui doit être repensé. Dans L’Orientalisme(3), Edward Saïd démontre brillamment comment une pure construction idéologique de l'Occident parvient à s'infiltrer dans toutes les sphères du savoir. Rien qui soit épargné par les rouages du fait colonial : l’histoire et la géographie évidemment, mais les lettres, les mathématiques, les sciences, y compris les arts plastiques. Il devient urgent de réenchanter les imaginaires de toutes ces disciplines pour faire tomber la vieille peau de l'imaginaire colonial et son rêve usé de domination afin que nous puissions tous nous asseoir à la table du partage.

Il faut désormais permettre à toutes les composantes de la société, aux Français de toutes origines, de prendre part à la construction d’un récit national partagé. La France n'a d'autre choix que de dépasser les contradictions et les anachronismes hérités de l'ère coloniale. Nous sachant tous, ex (?) dominés et ex (?) dominants, travaillés par ces démons du colonialisme qu'ensemble nous devons exorciser, la voie d’une « éducation républicaine » doit être tracée. C’est elle qui permettra d’instaurer un rapport autre au savoir et à la connaissance, pour que les valeurs fondamentales de la République deviennent enfin l'héritage commun d'une démocratie renouvelée.

    Jocelyn Valton, juillet 2012
1ère publication dans Médiapart le 12 juillet 2012 :
https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/120712/une-ecole-pour-la-republique-archipel



(1) Aux côtés de Michelangelo Pistoletto, Giuseppe Anselmo, Mario Merz, Gilberto Zorio, (...), Giuseppe Penone qui a enseigné à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, est considéré comme un des artistes majeurs de l'Arte povera, un mouvement artistique créé par le critique et historien d'art Germano Celant à la fin des années 1960.  

http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-penone/penone.html#haut

(2) Voici la reproduction d'un échange personnel avec Giuseppe Penone, sculpteur de l'Arbre des voyelles.

Question envoyée à Giuseppe Penone :
 
« Bonjour. Critique d'art et enseignant, je m'intéresse à L'Arbre des voyelles et voudrais savoir si, en répondant à la commande publique du Jardin des Tuileries, vous vous étiez penché sur les liens existant entre ce jardin et un pan de l'histoire de France dans la Caraïbe. J'ai travaillé avec des élèves ayant l'œuvre au programme de l'option arts plastiques au Bac, en formulant une telle hypothèse.

Nous avons considéré que vous pouviez être informé du fait que le Jardin des Tuileries avait été conçu par Le Nôtre sur ordre de J-B Colbert. Ce dernier n'est autre que le concepteur du Code Noir, constitué d'un ensemble d'une soixantaine d'articles, qui réglementait la vie des esclaves sur les plantations des Caraïbes.

J-B Colbert a d'autre part fait planter des chênes sur plus d'un million d'hectares, forêt de Tronçais par ex. afin de fournir du bois pour la marine française qu'il voulait puissante. Avez-vous fait le choix d'un chêne pour L'Arbre des voyelles du jardin des Tuileries en ayant conscience de ces liens ? A vos yeux, une telle hypothèse de travail est-elle valide ou bien refusez-vous une telle interprétation ? »




Réponse de Giuseppe Penone :
 
« Cher M. Jocelyn Valton, en réponse à votre message envoyé à la galerie, concernant la demande d'éclaircissements sur la genèse de l'œuvre Arbre des Voyelles, je dois admettre que je n'étais pas à connaissance du fait que les Tuileries aient été commandées à Le Nôtre par J-B Colbert et qu'il ait été lui-même l'auteur du Code Noir.

Les informations que vous me donnez sont très intéressantes. L'œuvre a été conçue et réalisée avec l'intention d'un dialogue avec le lieu, en introduisant un ordre de croissance organique et naturel de la végétation par rapport à l'ordonnancement géométrique voulu par Le Nôtre. C'est aussi une affirmation de la logique du végétal sur la logique de l’homme. La symbolique du pouvoir liée au chêne n'a pas été la raison de son choix, la vraie raison est la sacralité que cet arbre a eu dans l'histoire d'Europe. C'est frappant pour moi de penser qu'une œuvre puisse avoir des valeurs et des suggestions différentes selon la sensibilité et la culture de qui l'observe. Les intentions d'une œuvre sont parfois lointaines de ce qu'une œuvre devient et je suis ravi qu'elle ait suscité en vous une telle réflexion.

Je vous souhaite un bon travail.

Avec mes salutations cordiales,
Giuseppe Penone »



(3) Edward W. Saïd, L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980






7/07/2019

GENÈSES APOCALYPTIQUES - L'Art des Caraïbes-Amériques





GENÈSES APOCALYPTIQUES
L’Art des Caraïbes-Amériques

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Jocelyn Valton


                                                                                                                                 
L'art est un formidable outil critique
pour penser et panser le monde. Nous
serions bien mal inspirés d'en faire un
simple objet de divertissement.




                                                                                                       Mario Benjamin : Sans titre, 2007 
                                                                                                   Technique mixte sur toile, 76 x 120 cm 
                                                                            


                                                                       




Fantasmes, visions pittoresques et extraordinaires,… par la force de leur histoire faite de cauchemars et d’espérance, les Caraïbes-Amériques comptent parmi les rares territoires du monde ayant le pouvoir d’habiter si puissamment les imaginaires. Le vertigineux vortex du temps y connaît des accélérations brutales et inattendues. Plutôt qu’une création inscrite dans ‘‘l’histoire occidentale de l’art’’ obsédée par une logique chronologique, nous préférons la vision d’un art comme expression d’une unité de cultures reliées au sein d’un vaste territoire. C’est à la découverte de la création plastique d’une aire aux dimensions archipélique et continentale à la fois, économiquement et politiquement contrastée, mais néanmoins cohérente que le lecteur est invité. Une aire géographique et culturelle étendue, portant les stigmates de quatre siècles d’esclavage et de racisme, mais animée d’une extraordinaire puissance créatrice. L’art des Caraïbes-Amériques existe sur un terrain semé d’embuches en dépit de quelques changements apparus depuis la fin des années 1990 (l’émergence dans les ‘‘Antilles françaises’’ d’une critique d’art engagée tournant son regard vers les Caraïbes et d’une génération d’artistes principalement formés dans cette région, en Europe et sur le continent Nord américain). Ainsi, faut-il encore déplorer un accès problématique aux œuvres absentes des cimaises des grands musées occidentaux qui excluent amplement les artistes des Caraïbes. Une situation aggravée par un nombre relativement faible de catalogues d’exposition, de monographies d’artistes, de revues spécialisées et de données en langue française, conduisant à une faible visibilité, une méconnaissance des artistes et de leur travail. Cela, malgré les possibilités nouvelles de diffusion indépendante, massive et instantanée d’informations grâce à l’Internet (revues en ligne, sites et blogs d’artistes, de critiques d’art ou d’institutions, auxquels s’ajoutent des réseaux sociaux investis par les différents acteurs) qui peuvent permettre d’amorcer un dialogue. La nécessité de recentrer le regard des peuples des Caraïbes-Amériques sur leur propre entour s’impose, autant que celle de penser ce champ de références artistiques extra-occidentales et de le rendre accessible en refusant que se poursuive plus longtemps l’exclusion, l'invisibilisation des Subalternes.


L’art des Caraïbes-Amériques face aux tabous de la représentation

Dans l’arc des Caraïbes et les Amériques, durant plus de quatre siècles, les ordres civil et religieux imposés par les Occidentaux, ont œuvré à anéantir toute velléité de création d’objets rituels et de sculptures voués aux ancêtres ou aux dieux des peuples avec lesquels ils entraient en contact. Néantisation orchestrée dans un contexte de violence massive, perpétrée d’abord contre les peuples autochtones génocidés, puis contre les Africains déportés et esclavagisés, ces derniers prenant dès lors une place déterminante dans le peuplement et la culture de ces sociétés du surgissement. Interdits et violences extrêmes qui ont empêché la transmission d’une grande part des savoirs ancestraux, inhibé le développement de la création plastique et enraciné préjugés et stéréotypes racistes. Selon ces derniers, les peuples reconstruits, issus de la matrice des plantations esclavagistes, étaient des peuples sans culture, juste bons à produire un folklore sans intérêt. Les désastreux effets de ces stéréotypes racistes, qui se prolongent encore en ce XXIème siècle, peuvent par exemple se mesurer au nombre de jeunes Antillais (Afro-descendants singulièrement) en conflit avec leur propre image corporelle, confrontés à la difficulté de s’approprier l’image de ce corps noir (ou métis) trop longtemps dénigré, stigmatisé, animalisé, réifié. La persistance et la transmissibilité du trauma à travers les générations étant une des causes possibles de ces difficultés. Les jeunes Afro-Caribéens sont confrontés, dès leur prime enfance, au modèle imposé, omniprésent, et surreprésenté du groupe dominant qui s'incarne dans les figurines et les jouets, les illustrations des manuels scolaires et de la littérature de jeunesse, la presse écrite, le cinéma, la télévision, la publicité, les magazines de mode ou les images à caractère religieux et les œuvres d’art. Prisonniers malgré eux d’un tabou de la représentation qui perdure, impuissants face à un déferlement d’images aliénantes qui ne les valorisent pas quand elles ne les excluent pas. En 1952, dans son célèbre essai Peau noire masques blancs, le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, précurseur de l’analyse des rapports entre colonisés et colonisateurs, écrivait : « Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. (…) Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine. [1] ». Jean Lhermitte, médecin dont les écrits étaient connus de Fanon, ajoutait : « pourrions-nous agir sur le monde extérieur si nous n’étions pas en possession d’un schéma de nos attitudes et de notre situation dans l’espace, si nous n’avions pas présente dans l’esprit l’idée de notre corps ? [2]». Deux citations qui permettent d’éclairer l’importance des enjeux concernant la question du corps et de sa représentation dans les Caraïbes-Amériques.

Dans cette région où la nature tropicale impose sa luxuriance avec une insolente exubérance, il est remarquable que les artistes de la Guadeloupe (pour ne parler que de cette île) investissent peu l’art du paysage. Mais faut-il s’étonner de voir des créateurs frappés d’extériorité, se tenant debout à côté de ce qu’ils sont intrinsèquement, ne parvenant pas à (ou refusant de) s’approprier les paysages d’un pays qui ne s’appartient pas, un pays en quête de lui-même ? Ce n’est pas un hasard si les grands paysages désolés du Guadeloupéen Philippe Thomarel, la série Bridge, 2006-2007 ou celle plus tardive des Territoires radiographiques, 2014, entre franges d’urbanité et milieu naturel, semblent sortis d’un froid hivernal loin de toute réalité tropicale, portant témoignage de l’exil européen du peintre.

Philippe Thomarel : Les territoires radiographiques (Open Bridge), 2013
Huile, émulsion sur toile, 188 x 166 cm. (Coll. Privée)

Ou encore, si Bruno Pédurand dans son installation In Vivo Project, 2012 met en scène la carte engazonnée de la Guadeloupe, paysage uniformisé et désastreux d’une logique coloniale de monocultures au profit de la ‘‘métropole’’. Culture de la canne à sucre versus traite et esclavage des Africains dans les Caraïbes ; culture de la banane versus empoisonnement massif au chlordécone pour plusieurs siècles (700 ans annoncés !) des îles de Guadeloupe et Martinique. Alors même que le « genre paysage » avait toutes les faveurs des peintres de la première période d’expansion coloniale et jusqu’à la fin du XIXème siècle. Cette peinture de paysage faisant écho au point de vue distant des colons embrassant du regard les territoires conquis, regardant plutôt le paysage que la souffrance des esclaves. Vision paysagiste en accord avec l’entreprise occidentale de conquête à laquelle peuvent difficilement adhérer artistes et peuples dominés de ces régions. Cette interrogation sur l’absence relative du genre paysage dans l’art de la Guadeloupe notamment, mériterait d’être approfondie si l’on pense que la création artistique n’est jamais une ‘‘production hors sol’’, hors contexte. L’art serait plutôt une éponge sensible, absorbant toutes les variations du milieu duquel il émerge. d'observations qui nous conduisent à penser qu’il est crucial d’introduire dans l’enseignement, une connaissance des artistes et des œuvres des Caraïbes-Amériques, afin que les références et représentations proposées ne soient plus systématiquement occidentalo-centrées, et que les peuples de ces pays puissent restaurer le lien abimé avec cette part importante de leurs cultures. Changer les regards afin que ces dernières soient considérées par tous, y compris leurs propres protagonistes, comme étant aussi riches que les cultures du reste du monde, selon un principe d’équivalence entre tous les peuples et l’art qu’ils donnent à voir. Décoloniser dans un même élan l’art et le regard, c'est-à-dire déconstruire les mécanismes séculaires qui conduisent à l'invisibilisation, à la marginalisation, à la dépréciation, qui sont des leviers pour perpétuer la domination.

Bruno Pedurand : In Vivo project, 2012
Installation, mixed media 165 x 56 x14 cm

Les arts plastiques, expression contrariée de la culture des Caraïbes-Amériques

On peut considérer les arts plastiques comme une forme d’expression majeure, mais longtemps contrariée, de la culture des Caraïbes-Amériques. Moins connue que la grande variété des musiques et des danses crées par les populations esclaves et leurs descendants (blues, jazz, biguine, zydeco, calypso, salsa, merengue, boléro, compas, reggae, zouk, hip-hop, rap, dancehall, krump, twerk...)[3] ou que sa prolifique et flamboyante littérature dont les grandes figures jouissent d'une renommée et d'une visibilité mondiales.

Visant à se libérer du cadre normatif des références essentiellement occidentalo-centrées, présentées comme des chefs-d’œuvre ‘‘incontournables’’ et ‘‘universels’’, cette réflexion vient prolonger mon article intitulé « Une école pour la république archipel » publié le 12 juillet 2012 dans le quotidien en ligne Médiapart.[4] Il se présentait comme une invitation à inclure (pour les rendre accessibles au plus grand nombre, singulièrement dans les programmes scolaires, dans les universités comme dans les institutions muséales), l’art, l’histoire et la culture de tous les territoires composant la république française. Une république envisagée comme un ensemble archipélique (à l’image des Caraïbes !), libérée de toute hiérarchisation verticale et d’où serait bannie toute forme de logique impériale hégémonique entre un pôle dominant (‘‘l’Hexagone’’, la ‘‘métropole’’) d’un côté, et de l’autre, ses ‘‘colonies-départementalisées’’ des Antilles et de la Guyane, sans oublier les territoires dominés de l’Océan Indien et du Pacifique qui excèdent les limites de l'actuel propos.

Jusqu’à une époque récente, de ce vaste continent américain, un trop grand nombre d’artistes et d’œuvres produites étaient considérés comme subalternes, indignes de prendre place au sein des institutions artistiques et culturelles nationales ou internationales. La politique d’acquisition des institutions muséales tant en France, en Europe, qu’aux États-Unis, venant conforter cette vision hiérarchisante par l’absence symptomatique dans leurs collections, d’une part importante de l’art de cette région pourtant traversée par un dynamisme et une énergie créatrice remarquable. L’exposition The Color Line, les Artistes Africains-Américains et la Ségrégation, musée du Quai Branly, Paris (oct. 2016 – jan. 2017) témoigne de cette exclusion dont nous devons tous refuser de croire qu’elle n’existe que de l’autre côté de l’Atlantique. Mais il est plus confortable de condamner les violences racistes états-uniennes que de repérer et lutter contre les diverses formes de discriminations et d’exclusions au cœur de la société française héritière du même esclavagisme, du colonialisme et accoucheuse des théories de la ‘‘race’’.

Aux États-Unis d’Amérique, il aura fallu attendre un siècle entier pour voir les premières œuvres d’artistes africains-américains accrochées aux cimaises des musées nationaux. A ce jour, sur ce point, l’Europe et la France sont encore très en retard. En 2013, avec l’exposition Modernités plurielles 1905-1970, le Centre Pompidou présentât un nouvel accrochage de ses collections dans lequel Catherine Grenier fit découvrir des œuvres modernes africaines ou latino-américaines notamment, tirées des réserves du Musée National d’Art Moderne. La diversité des pays extra-occidentaux convoqués au voisinage des nations occidentales (en termes d’artistes, d’œuvres, de revues, …) était de fait en décalage avec la vision occidentalo-centrée de l’histoire de l’art moderne pour la période considérée.


Au-delà de la géographie d’un vaste ensemble archipélique, la triple dimension politique, économique et culturelle

Parler de l’art des Caraïbes-Amériques, c’est vouloir embrasser l’art d’un territoire dont la géographie résolument ouverte, comprend des îles créolophones, anglophones, hispanophones et francophones, petites et grandes de l’arc antillais. Il s’étend depuis la pointe de la Floride au Nord, jusqu’à Trinidad & Tobago au Sud (voici pour la Caraïbe insulaire). Mais il englobe aussi les régions côtières des pays d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud baignées par la Mer des Caraïbes (voilà pour la Caraïbe continentale). Nous pouvons pousser l’audace jusqu’à faire des incursions sur le continent : vers le Nord en incluant des artistes états-uniens africains-américains, vers le Sud en incluant des artistes guyanais ou surinamais. Descendre même jusqu’au Brésil dont la culture a été façonnée par l’esclavage des africains déportés et qui compte une scène artistique réputée avec des mouvements artistiques comme l’Anthropophagisme (1928) initié par le poète Oswald de Andrade ou le Tropicalisme (1967) qui vaudra au musicien Gilberto Gil (futur ministre de la culture de Lula da Silva de 2003 à 2008) une condamnation à l’exil, et des artistes comme Lygia Clark (1920-1988), Lygia Pape (1929-2004), Hélio Oiticica (1937-1980), Tunga (1952-2016), ou Vik Muniz (1961). Car, plus que la géographie, c’est la double dimension historique et anthropologique qui donne à cet ensemble une cohérence, profondément marquée par l’expérience de la traite négrière transatlantique et l’esclavage qui ont forgé une communauté de destins et constitué dans la lutte contre l'adversité, un héritage hors du commun. L’irruption massive et soudaine des cultures africaines (Fon, Yoruba, Ibo, Ba-Kongo, …) dispersées dans les Amériques[5], est un fait crucial dont les religions afro-caribéennes/américaines (vaudou en Haïti, santeria à Cuba, candomblé au Brésil) ou les pratiques funéraires des Afro-descendants (orientation des tombes ou leur ornementation avec des conques de lambi (mollusque géant), veillées mortuaires chantées, libations, …), témoignent obstinément. C’est par ailleurs, tout l’environnement culturel, politique et social de cet ensemble qui est imprégné par la persistance des préjugés racistes et des discriminations,

Jérémie Paul : Mister Carlos, 2010
Aquarelle / Papier, 28,5 x 38 cm (Photo : © J. Valton)

produit des quatre siècles de système esclavagiste dans les Caraïbes-Amériques. Environnement dans lequel évoluent et créent la plupart des artistes, et qui influence également ceux qui vivent dans la diaspora.

                                                                                                        photo : Ben Davis
Helio Oiticica : Tropicália, Installation, 1967 - Carnegie Museum of Art
                                                                                                          

Des disparités existent, comment pourrait-il en être autrement, à l’intérieur d’une zone aussi étendue embrassant des territoires aux réalités aussi contrastées. Dans le chapelet des ‘‘Petites Antilles’’ faisant figure de Petit Poucet, on compte peu de musées, peu de galeries, pas de marché de l’art structuré, peu d’écoles supérieures d’art. Celle de la Martinique l’IRAV, devenue Campus Caribéen des Arts, nait en 1984, prenant le relais du SERMAC (Service Municipal d’Action Culturelle) des années 1960, initié par Aimé Césaire[6]. En Guadeloupe, le CMA (Centre des Métiers d’Art) de Pointe-à-Pitre prépare aux concours d’entrée aux écoles nationales, alors que le CAPL (Centre d’Arts Plastiques du Lamentin), école municipale créée en 1992, n’aura accueilli des étudiants que quelques années avant de fermer en 1999 sans avoir pu accéder au statut d’école régionale. Dans la même décennie, émerge en Guadeloupe une critique d’art revendiquée comme telle, interrogeant l’art comme révélateur des rapports de dépendance et de domination économique et raciale structurant les Caraïbes. D'autre part, il faut avoir une idée plus précise de l’échelle des territoires dont nous parlons. Considérons le nombre d’habitants : (Guadeloupe : moins de 400 000, Dominique : 72 000, Martinique : 378 000, Sainte-Lucie : 186 000, Barbade : 280 000, Grenade : 107 000, Trinidad & Tobago : 1,3 millions - Curaçao/Antilles Néerlandaises : 210 000, ...). Ces arpents de terre volcanique, qui voient renaître la conscience archipélique des peuples natifs amérindiens, sont de véritables concentrés d’énergie créatrice qui expriment tous leurs talents dans la musique, la danse, la littérature, et plus récemment, les arts plastiques. La petite île de Sainte-Lucie est le berceau de Derek Walcott prix Nobel de littérature en 1992. L’ont accompagné sur la route de ce prix prestigieux, Saint-John Perse en 1960, un Guadeloupéen issu d’une famille de planteurs et le Trinidadien d’origine indienne V. S. Naipaul (de son vrai prénom : Vidiadhar Surajprasad) en 2002, tous trois ayant tutoyé les sommets avec l’Africaine-Américaine Toni Morrison lauréate en 1993. La Guadeloupéenne Maryse Condé, s'est vue consacrée par le Nobel Alternatif en 2018. Il faudrait également citer les prix Goncourt des deux Martiniquais René Maran en 1922 et Patrick Chamoiseau en 1992, les prix Renaudot d'Édouard Glissant (autre Martiniquais, théoricien du concept de créolisation du monde et des ‘‘cultures rhizomiques’’ des Caraïbes qu’il oppose aux vieilles ‘‘cultures racine unique’’ d’Europe) en 1958 et de l’Haïtien René Depestre en 1988. Enfin le prix Médicis attribué en 2009 à son compatriote Dany Laferrière.                 

Au mitan de ces surgissements d’écritures renouant le fil de la palabre séculaire étouffée, les musiques et les danses jubilatoires des corps libérés de quatre siècles de servitude ! Là, émerge l’art des Caraïbes-Amériques, qui a payé un lourd tribut aux impitoyables interdits à la (dé)mesure de la crainte qu’inspirait la redoutable puissance plastique et symbolique de ses artéfacts. Je pense ici à des objets sculptés rescapés, comme les impressionnants Nkisi « Nkonde » du Congo, exposés à la Fondation Dapper en 1989. A tous ces objets ayant survécu aux autodafés organisés par les missionnaires depuis l’Afrique et jusque dans les Amériques, puis aux ‘‘campagnes anti-superstitieuses’’ dirigées contre objets et houmfors (temples du culte vaudou) en Haïti.

Les ‘‘Grandes Antilles’’, avec des populations qui peuvent atteindre plusieurs millions d’habitants (Cuba : 11,4 millions - Jamaïque : 2,8 millions - Haïti : 10,7 millions - République Dominicaine : 10,8 millions - Porto-Rico : 3,7 millions - …), sont globalement mieux dotées en infrastructures, écoles d’art, musées et galeries. Cuba organise la fameuse Biennale de la Havane, première manifestation de ce type créée par un pays dit du ‘‘Tiers Monde’’ en 1984. Haïti sa voisine, qui paye encore l’audace d’avoir vaincu les armées napoléoniennes en 1803, compense son terrible dénuement par l’énergie de ses créateurs vivant dans l’île ou dans la diaspora. Les têtes aux visages nerveusement lacérés de Mario Benjamin (1964),

Mario Benjamin : Sans titre, 2008
Technique mixte sur toile, 75 x 125 cm 

la prolifération des mots rageusement raturés des grandes toiles de Jean-Michel Basquiat (1960-1988)[7], né et mort aux USA ou les rébus visuels d’Hervé Télémaque (1937), vivant en France, de même que les tableaux, scintillants comme une poussière d’étoiles d’Édouard Duval-Carrié (1954), en sont témoins.

Jean-Michel Basquiat : Museum Security, 1983
Acrylique, crayon gras et collage / toile, 213,4 x 213,4 cm




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Édouard Duval-Carrié : After Bierstadt-The Landing of Colombus, 2013
Mixed Media Aluminium, 96 x 144 cm

Certains pays de la Caraïbe continentale, libres des contraintes liées à l’insularité, peuvent disposer de moyens plus conséquents. Producteur de pétrole faisant figure de géant, le Venezuela et ses 31,5 millions habitants ne saurait être comparé aux îles des Petites Antilles. Propos à nuancer si l’on tient compte d’une grave crise économique et politique amorcée dès 2014, dans un pays qui voit l’exode de millions de Vénézuéliens fuyant la misère vers les pays voisins (principalement Colombie et Pérou). Ce pays, autrefois le plus riche du continent sud-américain, se trouve soudain au cœur du déplacement de population le plus important de l’histoire récente de l’Amérique latine. La Guyane, 254 000 habitants, voisine du Suriname qui en compte 540 000, est un territoire au potentiel énorme, géographiquement excentré au sud du bassin caribéen. Elle demeure liée à l’ensemble par l’expérience commune de la traite négrière, l’histoire du peuplement amérindien et afro-descendant, ainsi que le ‘‘marronnage’’ (évasion des captifs de l’univers plantationnaire), une des diverses formes de résistances des esclaves parmi les plus spectaculaires outre le suicide et l’insurrection, qui a produit les cultures marrons Boni, Djuka, Saamaka. Cultures dont on peut dire qu’elles sont l’Afrique continuée aux Amériques. Le Brésil est l’autre incontournable géant avec ses 209 millions d’habitants ! Dans cette Caraïbe continentale, les milieux artistiques sont aussi globalement plus structurés, offrant plus de possibilités aux artistes.

Les pays des Caraïbes-Amériques de l’ère post-esclavagiste et postcoloniale n’entretiennent pas tous des liens identiques avec leurs anciennes métropoles occidentales. Liens politiques et économiques qui, dans le cas des Antilles françaises, se traduisent par une extrême dépendance de ces "colonies-départementalisées", qui n’est pas sans effets sur la culture et la création artistique. Un ordre de grandeur supplémentaire permet de mieux appréhender l'écrasant déséquilibre des forces en termes de population, en faveur des puissances coloniales et impériales. États-Unis d’Amérique : 324 millions d'habitants - Espagne : 46 millions - Pays Bas : 17 millions - Royaume-Uni : 65 millions - France : 64 millions d’habitants. 
Les États-Unis esclavagistes n’avaient pas, comme la France, des colonies situées à des milliers de kilomètres de leur territoire. Après la ‘‘conquête de l’Ouest’’ et le génocide des peuples natifs, d’une ampleur comparable à celui perpétré par les conquistadores espagnols dès le XVème siècle (Mexique, Pérou…), les suprémacistes blancs ont imposé aux Africains-Américains, un régime de discriminations et de ségrégation se produisant si l’on peut dire, ‘‘intramuros’’. Un impérialisme "à la maison" en quelque sorte. Une configuration très différente de celle des pays d’Europe où la suprématie ainsi que son cortège de violences extrêmes, s’exerçait loin de l'univers policé des métropoles occidentales prétendument "civilisées". Un impérialisme ‘‘extramuros’’, moins salissant, dans des lointains permettant qu'en France certains puissent parler des "bienfaits de la colonisation". 

Roxana Azimi écrivait dans un article du Monde daté du 5 mai 2016 :
« L’année 1997 marque un tournant : le peintre Robert Colescott sera le premier Africain-Américain à représenter les États-Unis, tandis que son confrère Kerry James Marshall a les honneurs de la Documenta de Kassel. Des institutions comme le Brooklyn Museum, le Studio Harlem ou le High Museum d’Atlanta donnent une assise institutionnelle à cette percée. « L’histoire américaine est profondément africaine-américaine », a récemment déclaré au New York Times Paul Gardullo, conservateur au National Museum of African American History and Culture. Et d’ajouter : « Vous ne comprenez pas l’Amérique sans l’Amérique noire. Vous ne comprenez pas notre lutte pour l’égalité. Vous ne comprenez pas le jazz ni le rock’n roll. » » Cela en dépit du rôle joué par les Africains déportés dès les prémices de la construction de cette nation. Cripus Attucks (1723-1770), esclave noir devenu docker, fut la toute première victime à tomber en précurseur de la guerre d’indépendance américaine, le 5 mars 1770, lors du massacre de Boston perpétré par les troupes britanniques.

Kerry James Marshall : Black Star, 2011
Acrylique / pvc, 182,9 x 152,4 cm

Au tableau des contrastes, il manque celui des situations politiques. Certaines îles des Caraïbes sont des États indépendants depuis les années 1960-70. C’est le cas des pays de l’ex-empire britannique : Jamaïque (1962), Trinidad & Tobago (1962), Barbade (1966), Dominique (1978), … intégrés au Commonwealth, alors que l’île de Porto Rico reste associée aux Etats-Unis dont elle est très dépendante. Depuis 1898, date du départ des Espagnols, Cuba est indépendante, mais il aura fallu une révolution en 1959 pour mettre fin au règne du dictateur Fulgencio Batista et à l’emprise des États-Unis. 1962-2019, 57 ans depuis que l’île est sous l’interminable embargo américain suite à la crise des missiles de Cuba, un temps où la Caraïbe s’est trouvée aux avant-postes de l’affrontement entre le Bloc de l’Est, soviétique, et le monde à l’Ouest, dit ‘‘libre’’. Ni la présidence états-unienne de Barak Obama de 2009 à 2017, ni la mort de Fidel Castro survenue le 25 novembre 2016, n’auront suffit à mettre un terme à cet embargo. Il en résulte des conditions peu propices à la libre création et l'exil pour motifs économiques et/ou politiques de certains artistes cubains à l’étranger (États-Unis, Mexique, France, …), en quête de conditions plus favorables. Exilés Wifredo Lam (1902-1982) et le sculpteur Agustín Cárdenas (1927-2001), et plus tard Ana Mendieta (1948-1985) ou Felix Gonzales-Torres (1957-1996) de la génération dite de Miami dans les années 1970. Puis viendra une autre vague avec Humberto Castro (1957) ou Jesus Gonzàles de Armas (1934-2002) qui demanda l’asile politique à la France en 1992, alors que Manuel Mendive (1944) ou Kcho (1970) ont fait le choix de rester à Cuba.


Agustín Cárdenas : La Grande Fenêtre, 1974 
Marbre de Carrare blanc 



Ana Mendieta : Imagen de Yágul, 1973


Les Antilles françaises : l'archipel de Guadeloupe ainsi que la Martinique, ont des trajectoires singulières et font figure d’exceptions dans la zone. Les ‘‘vieilles colonies’’, départementalisées en 1946, ont été depuis cette date, absorbées par leur ancienne métropole tout comme la Guyane, devenant en théorie, parties intégrantes de "l’ensemble français". Sous certains aspects les plus matériels, notamment un certain niveau d’infrastructures et d’équipements par le biais des transferts publics, autant qu'un certain niveau de consommation, elles semblent avoir un sort enviable au regard de l’insoutenable misère d’Haïti considérée comme un des pays les plus pauvres du monde. La ‘‘première république noire’’ de la planète, grâce à son indépendance arrachée à la France en 1804, est autant connue pour ses ‘‘boss-métal’’ (créateurs découpant des barils métalliques recyclés, de même Henri Matisse découpant ses papiers gouachés), tels Georges Liautaud (1899-1992) ou Serge Jolimeau (1952), que pour les plus talentueux d’entre ses peintres de l’art populaire dit ‘‘Naïf’’ comme Robert Saint-Brice (1898-1973), Hector Hyppolite (1894-1948), André Pierre (1914) ou Préfète Duffaut (1923). Un art ‘‘naïf’’ affublé de clichés réducteurs dans lesquels l’inventivité des créateurs de cette île refuse de se laisser enfermer.

Georges Liautaud (Tôle découpée)

Faut-il voir la main du hasard si Haïti et Cuba, seules îles des Caraïbes qui ont mené jusqu’à un terme victorieux leurs révolutions anti-impérialistes (contre la France pour l'une, contre les États-Unis pour l'autre), sont aussi celles d'où ont émergé les deux artistes les plus importants de cette zone, apparaissant comme deux incontestables figures tutélaires : Wifredo Lam et Jean-Michel Basquiat, tous deux pratiquant dans un contexte hostile, un art de combat visuel ?

                 
Art, groupes sociaux-ethniques minorés et sociétés racisées

Des Caraïbes aux Amériques, l’environnement matriciel de la plupart des artistes convoqués ici est celui d’un continent où, au XVIIème siècle, sur le ‘‘théâtre’’ des plantations, fut inventé et scénographié le racisme, esthétisant les formes enfantées par cette violence dont le but était de terroriser. L’orfèvrerie ou l’architecture traditionnelles (dites ‘‘créoles’’) des Antilles françaises, la première avec ses ‘‘chaînes forçat’’ et la seconde au sommet de laquelle a été positionnée la ‘‘grand case’’ du planteur ou ‘‘maison coloniale’’ érigée en modèle patrimonial, en sont des exemples caractéristiques. Ce théâtre des plantations où furent pratiqués contre les Africains déportés et esclavagisés : les sévices corporels, les mutilations, la ségrégation et le lynchage, se prolonge de nos jours encore, par des assassinats de citoyens noirs désarmés perpétrés par des policiers blancs jouissant d'une scandaleuse impunité face à la justice américaine. Atteintes aux corps non-blancs qui ont aussi lieu en France à une autre échelle. Provenant pour une large part de groupes sociaux-ethniques minorés, la majorité de ces artistes (y compris ceux de la diaspora), portent en eux cette mémoire collective et sont portés à refuser de s’inscrire dans le cadre de la culture dominante mainstream. En dépit de la mondialisation, ils sont encore confinés dans une annexe du monde occidental de l’art, là où la visibilité offerte n’est pas la même, les opportunités plus rares pour que son travail soit vu par des critiques influents, les rencontres avec de grands curateurs, des collectionneurs fortunés et des artistes internationaux adoubés peu fréquentes. Seuls quelques uns, au rang desquels  : Wifredo Lam (1902-1982) (dont La Jungle restera accrochée jusqu’à la fin des années 1980 dans le couloir menant au vestiaire du MoMA, à l’écart des salles principales !)[8], David Hammons (1943), Jean-Michel Basquiat (1960-1988), Andres Serrano (1950), Kara Walker (1969), … ont pu franchir la ‘‘ligne de couleur’’, cette barrière raciale invisible, et parvenir à imposer leur art sur la scène internationale en dépit d’une marginalisation qui ne saurait se justifier au prétexte d’un manque de qualité ou de pertinence des œuvres. Considérant que les cultures se valent, l’objectif est de donner leur place légitime, à ceux qui demeurent encore invisibles - "invisibilisés" devrions-nous dire, malgré l’intrinsèque qualité de l’art qu’ils produisent. En Europe, les artistes des Caraïbes ou de sa diaspora ont des réussites moins retentissantes, sans notoriétés comparables.

Andres Serrano : Black Mary, 1990
Vierge dans liquide ‘‘gazeux’’, 152,4 x 101,6 cm

D’importants phénomènes migratoires ont irrémédiablement marqué ces territoires, déplacements forcés ou volontaires, qui comptent au nombre des plus importants de l’histoire mondiale. C’est ainsi, sous la contrainte, qu’a essaimé dans toutes les Amériques la première diaspora africaine. Aujourd’hui, pour pallier le manque d’infrastructures, de scène artistique et de marché structurés propres à la plupart de ces petits pays, nombre d’artistes doivent de nouveau s’exiler pour étudier et travailler, dans un nouveau mouvement diasporique. Isaac Julien (1960), de parents immigrés de Sainte-Lucie, travaille à Londres où il est né et a été formé, à la Central St. Martin’s School. Certaines de ses installations vidéo sur écrans multiples interrogent, entre autres, le paysage comme mémoire et la notion de postcolonialité. 

 
Isaac Julien : Leçons de l’heure – Frederick Douglass, 2019
Installation vidéo / 10 écrans


Installé dans l’Hexagone depuis ses études aux Beaux-Arts de Paris, le Guadeloupéen Philippe Thomarel (1964) développe depuis les années 2000, une vision du paysage, genre peu commun dans les Antilles françaises, où des toiles de grand format nous confrontent à des espaces pétrifiés dans la grisaille, empreints de désolation, de solitude et de temps suspendu. En contrepoint, une prometteuse série sur des paysages antillais aux tonalités chaudes a été amorcée. Eddy Firmin-Ano (1971) après avoir dirigé une agence de communication visuelle, a quant à lui, quitté l’île pour le Canada, voulant approfondir la dimension théorique de son travail. Ces dernières années, il est revenu hanter par le biais de peintures in situ, les façades de petites cases abandonnées quand ce ne sont les murs du musée Schœlcher de Pointe-à-Pitre. Le Canada et l’UQAM (Université du Québec A Montréal) lui ont offert des opportunités pour développer son travail et son expertise comme il aurait difficilement pu l'espérer en France. Marc Latamie (1952), ou les artistes martiniquais de l’École Négro-Caraïbe : Louis Laouchez (1934) [9] et Serge Helenon (1934) ont également connu l’exil (France, Mali et Côte d’Ivoire). Bruno Pédurand (1967) dont le travail sur l’image est traversé notamment par une approche critique de la domination et de la colonialité, a quitté la Guadeloupe pour aller enseigner à l’école d’art de la Martinique. Singularité diasporique de ces artistes dont les ancêtres ont été arrachés au continent africain.

                                                © photo : Jocelyn Valton

Co-création : Eddy Firmin-Ano / Jocelyn Valton :
Résistance Marron (d'après une gravure de William Blake),
dominant le buste monumental de V. Schœlcher.
Impression, encre / papier affiche (H : 8 m), 2014 

Dans ces sociétés du « Nouveau Monde », pour asseoir une hégémonie économique et politique qui allait ouvrir la voie au capitalisme, les colons occidentaux ont imposé une double domination raciale et culturelle qui a durablement affecté des peuples qui en portent aujourd’hui les stigmates. Un ensemble d’interdits (dont certains touchent directement la création plastique) visant le contrôle social et l’effacement des cultures africaines d’origine, contraignaient lourdement les populations serviles. Un récit du père Jean-Baptiste Labat décrit la destruction irrémédiable d’une statuette de terre au centre d’un rituel de guérison en 1694, sur l’Habitation sucrerie de Fond Saint-Jacques à la Martinique. Une destruction qui s’accompagne de tortures et sévices cruels sur un guérisseur, châtié sous les yeux de l’ensemble des esclaves contraints d’assister au supplice. Des faits non isolés et symptomatiques résumant la violence réelle et symbolique à laquelle fut confrontée la création plastique, qui connut alors ce que j’appelle : le temps des genèses apocalyptiques, c’est-à-dire le temps où la création plastique a dû trouver la force de résister à l’effacement et à l’anéantissement, pour renaître du chaos et de l’enfer plantationnaire.

« Un petit marmouset de terre à peu près semblable à celui que j’avois brisé au Macouba, étoit sur un petit siege au milieu de la case, et le Negre prétendu Medecin étoit à genoux devant le marmouset, et sembloit prier avec beaucoup d’attention (…)
Cependant je fis attacher le sorcier, et je lui fis distribuer environ trois cens (300) coups de foüet qui l’écorcherent depuis les épaules jusques aux genoux. Il criait comme un desesperé (…)
A la fin pour leur faire voir que je ne craignois ni le diable ni les sorciers, je crachai sur la figure et la rompis à coups de pied, quoique j'eusse fort envie de la garder, je brisai l'encensoir et tout le reste de l'équipage ; et ayant fait apporter du feu, je fis brûler toutes les guenilles du sorcier ; je fis piler les morceaux de la statüe, et fis jetter les cendres et la poussière dans la rivière. (…) Je fis mettre le sorcier aux fers après l'avoir fait laver avec une pimentade, c'est-à-dire avec de la saumure dans laquelle on a écrasé du piment et des petits citrons. Cela cause une douleur horrible à ceux que le foüet a écorché (...)
Je fis aussi étriller tous ceux qui s'étoient trouvez dans l'assemblée pour leur apprendre à n'être pas si curieux une autre fois ; et quand il fut jour, je fis conduire le Nègre sorcier à son maître à qui j'écrivis (...), fit encore foüetter son sorcier de la belle maniere. »

Partant de ce récit du XVIIIème siècle donnant une description très lacunaire d’une sculpture en terre, un objet dont nous n’avons aucune image et dont il ne subsiste que cette trace écrite évoquant une pratique iconoclaste récurrente et des destructions systématiques contre les créations plastiques des esclaves aux Caraïbes-Amériques, j’ai établi dans Fétiches brisés,[10] un lien avec une sculpture rituelle d'origine yoruba (autrefois faite de terre, désormais remplacée par le béton) représentant un orisha, une divinité afro-cubaine de la Santerìa qui apparaît dans de nombreuses toiles de Wifredo Lam : Elegua ! Ce surgissement de l’œuvre du peintre cubain dans la vision hégémonique de la modernité occidentale, m'offrait la possibilité de relier le présent à la période esclavagiste habituellement considérée comme dénuée de toute création plastique émanant des populations serviles. Ce lien nous laisse entrevoir une forme d’échec du projet esclavagiste visant à étouffer l’art et la créativité des esclaves ravalés au rang d’objets, de ‘‘biens meubles’’ par le Code Noir de Jean-Baptiste Colbert. Il nous permet de comprendre la manière dont les espaces infimes, interstitiels, ont pu être réinvestis afin de renouer progressivement avec la liberté de la création plastique. L’art des Caraïbes-Amériques, comme celui d’autres cultures extra-occidentales, a longtemps été perçu comme l’émanation d’une sous-culture. Dans le contexte mondialisé qui marque le XXIème siècle, et dès le milieu des années 1980, les arts extra-occidentaux, au delà de l’art africain traditionnel, ont fait l’objet d’une laborieuse réévaluation. Aux États-Unis d’Amérique, faisant suite au livre pionnier de Robert Goldwater Primitivism in Modern Art publié en 1938, la fameuse exposition de William Rubin Primitivisme dans l’art du XXème siècle (MoMA, New-York, 1984 – Catalogue éditions Flammarion, Paris, 1987) tenait encore un discours occidentalo-centré considérant l'art traditionnel des peuples extra-occidentaux comme un art ‘‘primitif’’, un art sans artistes. En France, quelques expositions s’inscrivent dans le prolongement de cette vision renouvelée : Magiciens de la Terre (Centre Pompidou et La Villette, 1989) ; Africa Remix (Centre Pompidou, 2005) ; Kréyol Factory (La Villette, 2009) ; Aimé Césaire, Lam, Picasso. Nous nous sommes trouvés (Grand Palais, 2011) ; Wifredo Lam (Centre Pompidou, 2015) ; ou Beauté Congo (Fondation Cartier, 2015). 

                                                                                      photo : J. Valton

Wifredo Lam : Clairvoyance, 1950 (détail d’un Elegua)
Huile / toile, 239 x 253 cm

Ces tentatives, trop rares pour combler un manque de présence sur la scène internationale, ont peine à masquer "l'invisibilisation" chronique réservée à la plupart des artistes extra-occidentaux les plus marginalisés, Africains et Afro-descendants notamment. Ces derniers devant déployer de véritables stratégies de résistance afin de forcer la "ligne de couleur", véritable barrière raciale. Décoloniser les regards et les institutions, décoloniser l’art par un ensemble de mesures précises. Face au tsunami des formes et à la déferlante des images contrôlées par le groupe dominant, refuser d’être réduits au rôle de consommateurs impuissants, soumis aux stimuli du complexe consumériste ultralibéral. Prendre place dans l’atelier-monde des créateurs et livrer bataille afin d’exprimer et donner à voir sa vision singulière. Contraints à quatre siècles d’oppressant silence, les colonisés ont été brutalement jetés dans le tourbillon de la ‘‘modernité’’ occidentale et le primat de ses codes. Or ce projet moderne, contestation de la tradition européenne qui l’a accouché, correspond à un moment de l’art en Occident qui n’est synchronisé ni au temps, ni au projet des Caraïbes-Amériques. L’histoire des formes qu’écrivent ces dernières ne s’appuie sur nulle tradition classique séculaire à renverser. L’enjeu pourrait bien être de ne pas suivre le fil de cette chronologie que prolonge la modernité, en dépit de ses manifestes contestataires. Nourris par les cultures rhizomiques des Caraïbes-Amériques, certains de ces artistes, maîtres des dosages inspirés par leur longue expérience de la survie, tentent par des biais inédits, d’ouvrir des traces inexplorées. Ils puisent librement dans un répertoire kaléidoscopique de références diffractées. Depuis ce lieu, ils peuvent faire dialoguer "le reste du monde" avec l’Occident, sans esquiver les tensions, forts de la conscience d’être au cœur d’un « chaos monde » d’où jaillira, sans crier gare, une imprévisible et foudroyante beauté. 

                                                                                        Le Guerrier Définitif
                                                                                            © Jocelyn Valton, oct. 2016 - sept. 2019
                                                                                                                                                                                                             




1 - Frantz Fanon (1925 1961) : Psychiatre martiniquais, est un précurseur dont la pensée, depuis longtemps étudiée dans le monde anglo-saxon, a ouvert la voie aux ‘‘études postcoloniales’’. L’hôpital psychiatrique de Blida est le lieu idéal d’où il a pu observer comment l’oppression et la colonisation produisent de l’aliénation. Ayant participé à la guerre de libération d’Algérie dans les rangs du Front de Libération National (FLN), il a aussi écrit : Les Damnés de la terre.

2 - Jean Lhermitte : L’image de notre corps, Editions de la Nouvelle Revue critique, Paris 1939, p. 11

3 - Les danseurs de hip-hop et de street dance New Style, frères jumeaux d’origine guadeloupéenne, Laurent et Larry Bourgeois : « Les Twins » 
4 - L’article évoquait L’arbre des voyelles, une œuvre de l’artiste Italien Giuseppe Penone, moulage en bronze d’un chêne grandeur nature, installé au Jardin des Tuileries à Paris. Un jardin qui fut créé pour Catherine de Médicis par Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV et rédacteur du Code noir tristement célèbre qui réglait la vie des esclaves aux Amériques. Au programme de l’épreuve facultative du Bac durant quatre années successives, la présentation de l’œuvre de Penone aux futurs candidats, omettant d’établir le lien avec l’histoire de l’esclavage aux Antilles françaises, avait motivé une réflexion sur le contenu euro-centré des programmes scolaires et la manière quasi exclusive dont les ‘‘grandes œuvres’’ occidentales sont convoquées comme références, tant en arts plastiques que dans les autres disciplines. Les œuvres extra-occidentales, notamment celles des Caraïbes-Amériques, région centrale dans l’histoire du monde moderne, peinent encore à prendre place, en dépit des avancées que laissait espérer la loi Taubira du 21 mai 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité.


5 - L’écrivain Patrick Chamoiseau, dans un texte sur l’œuvre de Serge Hélénon, parle en ces termes : « L’éclaboussure défait les mémoires, les dieux et les cosmogonies. On est ici dans l’éclatement, la diffraction irrémédiable qui ouvre à autre chose parmi les résidus hagards. Elle entre en précipitation avec ce qu’elle rencontre, et se stabilise (ou demeure incertaine) selon des alchimies déjouant toute prophétie. »

6 - Aimé Césaire (1913 – 2008) : Poète et homme politique martiniquais. Fondateur avec le Guadeloupéen Guy Tirolien, le Guyanais Léon-Gontran Damas et le Sénégalais Léopold Sedar Senghor, de la Négritude, mouvement littéraire qui s’est dressé contre le racisme et le colonialisme pour affirmer dans une parole incandescente la beauté des valeurs noires. Dans sa riche bibliographie : Cahier d’un retour au pays natal, publié dès 1939 ; Discours sur le colonialisme, véritable brûlot publié en 1950 ; Toussaint Louverture, 1960. Voir aussi Aimé Césaire - Écrits politiques, chez Jean-Michel Place, 2013.

7 - Jean-Michel Basquiat (1960 – 1988) est un artiste dont le talent a saisi la scène artistique des années 1980. Né en 1960 à Brooklyn, sa mère, Mathilde, qui encourage sa fibre artistique en l’emmenant dans les musées de New-York, est portoricaine et son père, Gérard, est haïtien. Toute l’œuvre, qui puise son énergie à des sources multiples (jazz, culture populaire, histoire, BD, littérature, peinture occidentale, art africain, …) est traversée par une vision de l’histoire des Noirs. Le jeune artiste meurt d’une overdose en pleine gloire le 12 août 1988.

8 - La Jungle, gouache sur papier de grandes dimensions (239,4 x 229,9 cm), achevée en 1943 par Wifredo Lam, achetée dès 1945 par le MoMA, est un tableau central dans l’histoire mondiale de l’art. S’imposant comme une révolution du « genre paysage », il soutient la comparaison avec Les Demoiselles d’Avignon de Picasso avec lequel il dialogue en inventant un type d’espace nouveau. Son long accrochage dans un espace marginal menant aux vestiaires du musée new-yorkais est significatif du type de hiérarchie instaurée entre ‘‘art du centre’’ et ‘‘art des périphéries’’.

9 - Fondateur avec Serge Helenon de l’École Négro-Caraïbe en 1970, Louis Laouchez affirme :

« Nous n'étions pas Africains, nous n'avions pas davantage la fibre plastique occidentale. Pourtant nous existions. Nous sommes nés dans la Caraïbe, à la Martinique et nous présentions toutes les caractéristiques du nègre descendant d'esclaves colonisés et déculturés. (…)

Nous avons été complètement déculturés au profit d'une culture occidentale, outil de dépersonnalisation. Notre histoire ne nous a pas été enseignée, nous n'avions aucune référence, voire aucun rappel de l'Afrique. (…)

Il nous appartient maintenant de nous réapproprier les valeurs ancestrales dont on nous avait dépouillés pour être en communion avec le passé. L'avenir peut-il être signifiant si le passé n'existe pas ? Ce qui ne signifie nullement copie ou transposition. Seules les traces demeurent en mémoire. Nous transportons avec nous, comme dit Serge Hélénon, ce qui est notre culture originelle. Nous ne sommes pas africains, mais nègres de la diaspora, nègres de tous les continents, Nègres de tous les milieux. Notre identité, notre différence peuvent faire peur aussi bien aux dominés qu'aux dominateurs.

Dès lors, c'était un véritable combat, une véritable lutte que nous engagions et nous l'ignorions, tellement nous étions naïfs par rapport aux forces multiples qui s'opposaient à nous. »

10 - La version originale de mon article Fétiches Brisés a été publiée dans la revue « Recherches en Esthétique » n° 3 de septembre 1997. Une nouvelle version, revue et augmentée en 2013, est en ligne sur mon blog :



* Les œuvres de Georges Liautaud sont représentées par la El-Saieh Gallery : Rue de Chilli, Port-au-Prince, Haïti *