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11/29/2015

PATRIMOINE ET ESPACES D'HÉGÉMONIE COLONIALE





PATRIMOINE
ET ESPACES D’HÉGÉMONIE COLONIALE



Dans les espaces ayant subi le colonialisme, il est nécessaire de questionner la notion de "patrimoine" au-delà des définitions convenues confortant la logique de domination. Un certain nombre d’objets, à valeur culturelle relative, sont désignés par le pouvoir comme patrimoine officiel. Le hasard est-il seul responsable du fait que l'architecture (le patrimoine bâti) soit confondue avec la notion même de patrimoine ? L'architecture (singulièrement l'architecture coloniale) produit des artéfacts imposants, monumentaux, ''autoritaires'', et à longue durée de vie. Mais le "patrimoine" peut-il se décréter ? L’intimité de sa définition au sein d’une culture donnée, peut-elle être imposée de l’extérieur ? Car il recouvre ce en quoi (créations matérielles ou immatérielles) une communauté humaine se reconnaît, librement et en conscience. Le patrimoine ne saurait donc se confondre ni se réduire aux simples traces du passé, à ce que les hasards de l’Histoire ont charrié, et qui s’imposerait à nous comme une fatalité, irrémédiablement. Il est d’abord l’expression du choix et du désir de culture d’un peuple. L’expression du regard bienveillant que choisit de porter une communauté humaine sur ce qui l’a construite, qu’il faut distinguer du regard informé mais distant, qu'elle porte sans adhésion, sur les objets témoins de sa domination.


Dans ces espaces d’hégémonie coloniale, l’entreprise systématique d’infériorisation de la culture des peuples dominés a pour corolaire la survalorisation de la culture du colonisateur. Les effets dévastateurs de ce processus opèrent encore dans les imaginaires des différents protagonistes. Ainsi, jusqu’au milieu du XXème siècle, la langue créole, élément central de cohésion culturelle et sociale, était stigmatisée comme un patois incapable de véhiculer ni pensée complexe, ni culture. Elle était bannie des institutions, interdite à l’école et jusque dans les familles, jugée inconvenante et grossière. Dans les îles de la Caraïbe sous domination française, c’est en bravant l’hégémonie et les interdits coloniaux que cette langue a enfin été reconnue en tant que telle, et considérée comme patrimoine par ceux qui, durant des siècles, l’ont fait vivre en résistances. Une autre perception du monde et de soi ayant peu à peu émergé, le regard a opéré un basculement. Cette révolution du regard n’est pas à lire comme rejet de l’Autre mais plutôt comme réunification d’un sujet morcelé par le fait colonial et ses avatars. L’expansion coloniale caractérisée par la projection violente des forces militaires loin du territoire de la métropole est aussi la projection violente de la culture métropolitaine dominante au cœur des colonies, pulvérisant les cultures vernaculaires. Expansion culturelle qui a concerné la langue, la religion, les arts du quotidien, la culture scientifique, les pratiques plastiques, la musique, l’architecture, ... Les ‘‘objets patrimoniaux’’ décrétés dans un contexte non émancipé, se posent en modèles, archétypes du beau, du bien, du juste. Ils faussent la vision, distordent la compréhension du monde, orientent le potentiel de créativité et sont un frein au renouvellement de la pensée des dominés. Ces derniers allant croire que : la maison de maître des habitations esclavagistes, la chaise de planteur ou les églises symboles de l’anéantissement des religions ancestrales, la moindre relique cadavérique du monde colonial, tous objets du pouvoir et de la suprématie raciste, tous conçus pour asseoir la domination, constituent leur patrimoine. Il ne peut suffire qu'un objet provienne du passé pour qu'il se voit ajouté au patrimoine, c'est-à-dire élevé au rang de la quintessence de notre culture et de notre spiritualité.


A travers cette grille d’analyse nous pourrions de même interroger la production d’Ali Tur (architecte des colonies), qui fait l'objet d'une certaine focalisation, comme l’expression d’une architecture de pouvoir, déployée en Guadeloupe après le terrible cyclone de 1928. Imposant un matériau nouveau (le béton armé) et la modernité occidentale en un temps record (1929-1930) dans l’espace confiné de l’île. Construisant un ensemble de bâtiments officiels (une centaine), lieux de mise en scène du pouvoir colonial (mairies, palais de justice, préfecture, conseil général, églises, dispensaires, monuments aux morts, …). Dans les espaces de colonisation, je distingue un patrimoine au service de l’éloge de l’entreprise coloniale de celui, parfois minoré ou exclu, des colonisés. Ni injonction, ni absorption contrainte, ni identification aliénante à l’Autre, le patrimoine est libre affirmation de sa vision et de sa capacité à opérer des choix, à s’inventer autrement qu’en se pensant en Autre, à se reconnaître hors des canons de l’idéologie dominante. Dans ces espaces singuliers, la responsabilité des créateurs d’aujourd’hui est d’inventer un patrimoine pour demain, dont il faudrait que la force principale réside dans un fort potentiel émancipateur.


Novembre 2015,
Jocelyn Valton





Repères bibliographiques :

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1971
Revue Tropiques, n°1 (avr. 1941) n° 13/14 (sept. 1945) Fort-de-France,

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1954

Jean-Pierre Giordani, La Guadeloupe face à son patrimoine, Paris, Karthala,‎ 1996 ; pp. 137 à 156

Edouard Glissant, Le Discours Antillais, Paris, Seuil, 1981

Edward W. Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris Seuil, 1980



2/14/2015

NÉGRICIDE versus GÉNOCIDE - Jocelyn Valton



NÉGRICIDE n. m. (venant des mots nègre et homicide), désigne l'ensemble des meurtres de masse, ou au caractère moins étendu, perpétrés sur une grande échelle de temps, allant du XVème au XIXème siècle, contre les Africains réduits en esclavage par des trafiquants pour les colons européens (Portugais, Anglais, Français, Hollandais) dans le contexte raciste de la traite négrière transatlantique.

Les chiffres avancés par des historiens spécialistes de l'esclavage font état de 11 à 12 millions d'Africains déportés dans les Caraïbes-Amériques (17 millions pour la traite orientale). L'exploitation sans limites des captifs faisant suite à des déportations massives et rigoureusement planifiées à bord de navires négriers partant d'Europe, impliquaient des pertes humaines très élevées. Si l'éradication des Nègres de la surface du globe n'était pas l'objectif visé par les trafiquants à la recherche de profits juteux (quand l'expédition se passe sans incident majeur, les bénéfices des négriers atteignent 180 à 240 % selon J-P. Sainton), la violence extrême des conditions de prédation sur le continent africain, puis aux Caraïbes-Amériques aboutissait de fait, à des crimes ayant une dimension fortement génocidaire. A ces chiffres vertigineux (que la recherche n'a pas fini de préciser), il faut ajouter la forte mortalité au cours des expéditions négrières. Selon certains auteurs : 11,9 à 13,25 % de "pertes" qui culminent à près de 50 % lorsqu'ils évoquent la mortalité survenue lors des marches forcées de l'intérieur du continent vers les côtes où les captifs sont parfois entassés dans des barracons avant d'êtres embarqués par les négriers "tasseurs de sardines" pour les Amériques.

Les violences exercées lors de la traversée de l'Atlantique durant un à trois mois - le fameux "passage du milieu" (Middle passage) - sont une cause importante de mortalité. On parle d'un véritable continent de cadavres tapissant le fond des océans, captifs suicidés ou jetés par dessus bord en cas de maladie, de révolte d'esclaves, de tempête, s'il venait à manquer d'eau à bord[1] ou pour se débarrasser d'une cargaison humaine compromettante lors de la période du commerce interlope après l'interdiction de la Traite. Une police des mers anglaise empêchait la concurrence déloyale entre nations esclavagistes.

Pour un Africain arrivé dans les Caraïbes-Amériques, on ne compterait pas moins de trois Africains disparus.

Il convient également d'évoquer le sort des esclaves sur les plantations, livrés à la violence des maîtres dont les traitements pouvaient atteindre un niveau de barbarie et de cruauté rares. Pour s'en faire une idée, il suffit de lire certains articles du Code noir (1685), émanation du raffinement de la cour de Louis XIV, le roi soleil, à travers son "grand" ministre Jean Baptiste Colbert. Un recueil de lois barbares pour canaliser la brutalité, les sévices et l'expéditive justice privée des maîtres de plantations. On mutile et on tue par la volonté du roi et souvent, on se passe de ce cadre.

L'article 38 qui veut décourager toute véléité de liberté est emblématique :

- "L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis sur une épaule ; et s'il récidive une autre fois à compter pareillement du jour de la dénonciation, aura le jarret coupé et il sera marqué d'une fleur de lis sur l'autre épaule ; et la troisième fois il sera puni de mort." 

Alors que l'article 44 déclare péremptoirement :

- "Déclarons les esclaves être meubles"

A la recherche de profits immédiats pour amortir au plus vite leurs "investissements", les planteurs ne se priveront pas de brûler ce "Bois d'ébène" africain, déclaré chose, et comme tel ne méritant pas d'être considéré et traité humainement. La main d'œuvre servile (utilisée massivement notamment dans les grandes plantations sucrières, dévoreuses d'esclaves), est usée jusqu'au bout puis remplacée sans état d'âme[2]. Faisant fi de toutes les règles éthiques appliquées en Europe, c'est sur ce "plus haut tas de cadavres de l'histoire" dont l'Europe est comptable devant la communauté humaine, pour reprendre les mots d'Aimé Césaire, que le monde occidental a prospéré, amassé des fortunes et pris sa forme moderne. C'est aussi dans ce creuset qu'allaient de former les failles et les fractures sédimentées par le colonialisme au XIXème et XXème siècles (essor rapide, prospérité d'un côté, et de l'autre, dépendance, mal ou sous-développement) dont nous avons parfois peine à nous rappeler la source.

Enfin, rappelons qu'après les abolitions, les planteurs des Caraïbes, tant les Anglais que les Français, furent indemnisés pour la perte de leur cheptel humain. La loi d'indemnisation du 30 avril 1849 fixe à 470,29 francs[3] par esclave les sommes versées aux planteurs de la Guadeloupe... pour les bons services rendus à la France. Les victimes de tous ces crimes, anciens esclaves, nouveaux libres et leurs descendants ont dû se reconstruire dans des sociétés où les privilèges et la domination continuent de peser. Après l'abolition, pas de réforme foncière pour une redistribution des terres qui aurait permis à nos pères d'assurer dignement leur subsistance. Pour unique héritage, les structures de l'inégalité et de la dépendance au profit des mêmes. 
Désormais, les Afro-descendants de quinze États des Caraïbes-Amériques se sont regroupés au sein de la CARICOM[4] et font entendre leurs voix pour exiger "réparations" morales et matérielles.



4 - http://www.sxminfo.fr/73898/2014/03/12/caricom-15-etats-de-la-caraibes-officialisent-leur-demande-de-reparation-au-titre-de-lesclavage-et-de-la-colonisation/

© Jocelyn Valton, Février 2015


Pour commencer à approfondir la question :


- Sala-Molins Louis Le Code noir ou le calvaire de Canaan ; Paris, PUF, 1987
- Histoire générale de l'Afrique ; Paris, EDICEF / UNESCO, 1998
- Sainton Jean-Pierre (ss la dir.) Histoire et civilisation de la Caraïbe ; 2 vol. Paris, Karthala, 2012
- Debien Gabriel Les esclaves aux Antilles françaises XVIIe - XVIIIe siècles ; Société d'Histoire de la Guadeloupe, 1974
- Williams Eric Capitalisme et esclavage ; Paris, Présence africaine, 1968
- Fallope Josette Esclaves et citoyens - Les Noirs à la Guadeloupe au XIXe siècle ; Société d'Histoire de la Guadeloupe, 1992
- Pétré-Grenouilleau Olivier Traites négrières ; Paris, Gallimard, 2004

(Ce dernier Historien Français a tendance à insister sur le rôle joué par les pourvoyeurs Africains du commerce d'esclaves et sur la traite orientale. Pour ma part, je considère que ces réalités ne dédouanent en rien le rôle prépondérant, d'acteur principal joué par les trafiquants, armateurs, planteurs d'Europe occidentale. Une Europe occidentale qui outre sa supériorité technique et militaire, avait un arsenal de philosophe et de penseurs à même de penser la condition humaine, ce qui, à mes yeux la rend d'autant plus responsable de ce crime contre l'Homme.)



1 - En 1783 le juge britannique Mansfield prit une décision dans l'affaire du bateau Zong.
"A court d'eau, le capitaine avait jeté 132 esclaves par-dessus bord, et les propriétaires avaient intenté une action en justice, alléguant que la perte d'esclaves était prévue par la police d'assurance dans une clause qui invoquait "les périls de la mer". Dans l'optique de Mansfield, "le cas des esclaves était le même que si des chevaux avaient été jetés par-dessus bord". Des dommages et intérêts de 30 livres furent consentis pour chaque esclave, et l'idée que le capitaine et l'équipage auraient dû être poursuivis pour homicide collectif n'effleura jamais un seul humanitariste." In Williams Eric Capitalisme et esclavage ; p. 66

2 - Selon Sir Dolby Thomas, "chaque esclave des plantations de canne à sucre a 130 fois plus de valeur pour l'Angleterre qu'une seule personne de la métropole." (Cité par E. Williams)

3 - D'après Josette Fallope Esclaves et citoyens - Les Noirs à la Guadeloupe au XIXe siècle ; p. 348