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9/18/2013

Faire Patrimoine


FAIRE PATRIMOINE

Jocelyn Valton

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Les journées du patrimoine en Guadeloupe, inspirées de celles de l'Hexagone, offrent un étonnant spectacle mettant en scène à la fois des institutions, la presse et les communicants de l'industrie culturelle faisant la promotion "d'objets" estampillés, décrétés "patrimoine". On peut éprouver un certain malaise devant les moyens déployés afin que la population de l'île, composée pour une grande part d'Afro-descendants, soit invitée à goûter à l'art de vivre des représentants les plus emblématiques de la culture dominante, héritière de la société esclavagiste. Le public ainsi conditionné, est dès lors prêt à apprécier le "charme" désuet des maisons dites "coloniales" avec leurs "meubles créoles", lits à colonnes et chaises de planteur. Vidés de leur substance, de leur cadre référentiel, voilà ces objets livrés aux nouveaux amateurs formatés du "style colonial" à qui l'on fait perdre de vue le contexte historique de terreur raciale, de domination et d'exploitation dans lequel ont émergé ces objets, ainsi que l'idéologie qui le sous tend.

Pour comprendre ce que peut recouvrir cette notion de "patrimoine", et bien que les sociétés coloniales ne soient pas réputées pour éduquer les individus au questionnement et à l'esprit critique, comme le poète, interrogeons nous : "Objets inanimés avez donc une âme ?" Certains objets portent en eux une "charge" symbolique mortifère. Une charge que nous pourrions comparer à celle placée dans certains objets magiques des cultures extra-occidentales et qui demeure active quand bien même ces objets élevés au rang de patrimoine proviendraient d'une époque lointaine.

Je ne pense pas que tout objet surgi du passé, tout matériau charrié par la conjoncture de l'Histoire ait d'emblée une dimension patrimoniale. L'ancienneté n'apporte aucune garantie en matière de patrimoine, pas plus que l'aspect spectaculaire de l'objet qui peut avoir la pertinence discrète et modeste de l'immatériel. Je distingue d'un côté les objets témoins du passé, qui peuvent ponctuer, illustrer le discours des historiens ou des ethnologues. Objets témoins qui, du fait de leur possible toxicité, exigent une mise à distance critique (à laquelle devraient nous convier historiens et acteurs de l'industrie culturelle). Ainsi, je ne peux considérer un camp de concentration nazi comme un objet patrimonial, mais comme un objet témoin de ce dont il faut se tenir à distance. De l'autre, les objets à valeur patrimoniale dans lesquels je vois l'implicite de l'adhésion. Adhésion pouvant aller jusqu'à la participation active. Participation, partage et transmission des luttes dansées au bâton de la Guadeloupe (le mayolè) que l'on retrouve jusqu'à Trinidad (kalinda et combats au bâton), pharmacopée traditionnelle, langue créole, arts du conte... Tel est le patrimoine qui nous a été transmis et auquel nous adhérons sans réserves, loin de toute injonction. Ces "objets" ont fait patrimoine car ils ont permis à une communauté d'Hommes de se construire, de survivre en des temps hostiles... D'autre part, le patrimoine ne se décrète pas.

Vouloir transformer les objets phares de "l'esthétique coloniale" mortifère, en modèles vertueux est un moyen sûr de brouiller la vision et d'empêcher de voir la beauté ailleurs, c'est-à-dire en nous. C'est tenter de nous conduire à adhérer à un système de valeurs qui furent crées pour nous contraindre et nous dominer. C'est donc permettre à cette domination de se perpétuer, et neutraliser sa remise en cause. Soyons convaincus que "le vrai, le bien, le beau" sont ailleurs, au fond de nous-mêmes enfouis. Notre patrimoine s'enrichit non pas dans l'adhésion à un ordre toxique imposé, mais se situe dans une esthétique de la rupture. Pour trouver sa voie, pour rompre avec la logique névrotique et libérer en lui les bonnes énergies, le Sujet doit cesser d'aimer, ce qu'en termes psychanalytiques on nomme... le "mauvais objet".

© Jocelyn Valton
Guadeloupe, le 15 /09/ 2013