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11/27/2013

FÉTICHES BRISÉS

F  é   t  i  c  h  e  s     B  r  i  s  é  s

Une longue éclipse des arts plastiques dans les Caraïbes



Car la tentative d'approcher une réalité tant de fois occultée
ne s'ordonne pas tout de suite autour d'une série de clartés.
Nous réclamons le droit à l'opacité.

Édouard Glissant
Le Discours Antillais 
 
 
 
        
Le titre Fétiches Brisés est inspiré du nom de Wounded Knee (genou blessé), le massacre de 300 Natifs américains, femmes, vieillards, enfants sioux lakota, à la mitrailleuse Hotchkiss, perpétré le 29 décembre 1890 dans le Dakota du Sud, par l’armée américaine.

         

    Observons le paysage artistique et culturel de l'archipel de la Guadeloupe, une ancienne colonie esclavagiste des Caraïbes devenue département français. On est inexorablement confronté à une absence de traditions de création plastique contrastant avec l'énergie remarquable déployée dans tous les autres domaines de cette vie sous les tropiques. Absence de traditions qui peut paraître étonnante si l'on pense que l'ancienne puissance coloniale fut longtemps considérée comme "l'universelle patrie des arts". Les œuvres d'art comme objets spécifiques, étant unanimement considérées dans les sociétés modernes comme un véhicule privilégié de culture, leur présence discrète, il y a encore une trentaine d'années en Guadeloupe (comme en Martinique), laissait certains interlocuteurs exprimer des doutes sur l'existence même d'une culture autre, distincte de la culture française et de son projet assimilationniste. Au plus fort de la domination raciale qui bridait l'émergence d'œuvres en tant qu'objets civilisationnels, les cultures populaires stigmatisées et marginalisées (les pratiques magiques, la musique et la danse du gwoka1, le bèlè son équivalent en Martinique...), revêtaient un caractère trop diffus, trop souterrain pour qu'elles puissent être clairement identifiées et revendiquées par tous comme faits de civilisation. Or la création artistique est un des moyens par lequel les communautés humaines tentent de rendre tangible et dynamique leur rapport au monde.

 

A l'inverse de la création musicale foisonnante, tant dans les Amériques noires que dans tout l'arc caribéen, comment expliquer l'émergence relativement lente et tardive des arts plastiques ? Dans une aire culturelle où les situations historiques et socio-économiques ont une base commune, la plupart des pays de la Caraïbe semblent dans ce domaine, dessiner des trajectoires comparables avec des musiques marquées par les traditions orales de leurs cultures d'origines et qui imposent leur forte présence des champs/chants de coton d'Alabama et du Mississipi, aux champs/chants de canne-à-sucre de Marie-Galante en Guadeloupe. Du blues américain aux chants de labour Marie-Galantais. Dans un contexte où les rapports entre les divers groupes humains portent les stigmates d'une violence extrême, entre colons européens et Africains réduits en esclavage, quels ont pu être les facteurs déterminants dans les processus de création plastique dans les Caraïbes ?

 

Le sceau de l’interdit

 

J'ai tiré d'un passage du Nouveau voyage aux îles de l’Amérique2, ouvrage du Révérend Père Jean Baptiste Labat publié en 1722, quelques éléments de réponse. Retranché derrière le dogme d'une église qui soutient la conquête et justifie l'esclavage, le R.P. Labat, bien qu'il fut curé, n'en affichait pas moins un racisme de bon aloi, en adéquation parfaite avec l'idéologie occidentale dominante. Quoi que ses écrits puissent être considérés comme des documents utiles, les représentations qu’ils véhiculent sont donc entachées de préjugés. Dans le passage qui retient notre attention, il relate les circonstances dans lesquelles, en 1698, surprenant un guérisseur officiant au chevet d'une esclave atteinte d'un mal incurable sur la Plantation de Fonds St-Jacques à Sainte-Marie de la Martinique, il enfonce la porte de la case et met fin au rituel de guérison qui s'y déroule.

 

Après qu'il ordonnât de punir le "sorcier" avec la brutalité réservée sur les Habitations aux Nègres insoumis, lui faisant « distribuer environ trois cens coups de foüet qui l’écorchèrent depuis les épaules jusques aux genoux » sous les yeux des esclaves rassemblés afin que tous assistent au supplice, Labat détruisit une statuette au centre du rituel de guérison avec un acharnement méthodique. Parachevant l'iconoclasme, il brisa l’encensoir ainsi qu'un ensemble d'objets rituels disposés sur un autel : « Un petit marmouset de terre à peu près semblable à celui que j'avois brisé au Macouba, étoit sur un petit siège au milieu de la case ». Le révérend père n’en n'était pas à sa première destruction d'objet rituel, un épisode précédent se soldant par l'exil de l'esclave après sa vente dans une autre île. Le Dominicain s'assura qu’il ne subsistât pas même les restes de la statuette.

 

« A la fin pour leur faire voir que je ne craignois ni le diable ni les sorciers, je crachai sur la figure et la rompis à coups de pied, quoique j'eusse fort envie de la garder, je brisai l'encensoir et tout le reste de l'équipage ; et ayant fait apporter du feu, je fis brûler toutes les guenilles du sorcier ; je fis piler les morceaux de la statüe, et fis jetter les cendres et la poussière dans la rivière. »

 

Ce récit donne également un aperçu du climat de terreur et d'oppression qui redéfinissait les rapports que pouvaient entretenir les Africains réduits en esclavage avec la création plastique dans le contexte plantationnaire.

 

« Je fis mettre le sorcier aux fers après l'avoir fait laver avec une pimentade, c'est-à-dire avec de la saumure dans laquelle on a écrasé du piment et des petits citrons. Cela cause une douleur horrible à ceux que le foüet a écorché (...) Je fis aussi étriller tous ceux qui s'étoient trouvez dans l'assemblée pour leur apprendre à n'être pas si curieux une autre fois ; et quand il fut jour, je fis conduire le Nègre sorcier à son maître à qui j'écrivis (...), fit encore foüetter son sorcier de la belle maniere ».

 

La grande brutalité du châtiment infligé au guérisseur3 rend palpable la puissance de l'interdit que devait braver tout esclave voulant créer dans l'esprit des traditions et des croyances ancestrales. Ce type de rapport marqué du sceau de la prohibition, allait perdurer durant des siècles et, dans une certaine mesure, jusqu’à l'époque contemporaine, car la fin de l'esclavage racialisé dans les Caraïbes ne sonnait pour autant pas le glas des pratiques de ségrégation, de domination et d'exploitation. Le récit renseigne sur les origines d'une longue léthargie et donne des clés permettant de mieux appréhender les difficultés qu'allaient devoir surmonter les Afro-descendants de la Caraïbe pour investir le champ de la création plastique. La production d'objets plastiques dans les diverses cultures d'Afrique subsaharienne excluait l'autonomie et la gratuité du geste esthétique vulgarisées par l'art occidental. Ainsi, l'art de la statuaire se manifestait-il dans le cadre de pratiques cultuelles, et/ou rituelles, les sculptures étant liées à la personne du chef et des hauts personnages de sa cour, ou représentait des figures d'ancêtres tutélaires... Après la disparition des chefferies et de l'art de cour qui leur était attaché, ne pas pouvoir destiner les sculptures aux divinités africaines, à ces figures d'ancêtres protecteurs, signifiait pour les esclaves, la disparition à terme de leurs pratiques plastiques.

 

Il semble aujourd'hui impossible d’identifier avec précision les caractéristiques formelles de cette statuette auréolée de mystère. Une gageure après plusieurs siècles écoulés et la description sommaire du « fétiche » dont Labat a balayé toute trace matérielle. Cette statuette était-elle ouvragée, figurative de type naturaliste ou bien était-elle plutôt de type "expressionniste" ? Impliquait-elle la présence d’autres matériaux : fibres végétales, perles, tissus ? Comportait-elle comme certaines "pièces" africaines, un reliquaire avec cheveux, ongles, ossements…? Quelle divinité, ou ancêtre, était invoqué au cours de ce rituel ? Mais suffit-il de détruire les objets iconiques pour que disparaisse leur transcendance ? En dépit de la destruction de l'artefact, nous disposons de quelques maigres indices. Nous savons que la figurine était en terre, de dimensions assez modestes et était posée sur un petit siège. Nous pouvons dire que l'objet qualifié par Labat de « marmouset » était une figurine votive à laquelle les esclaves demandaient des grâces. Enfin, d’autres objets accompagnaient la figurine en terre : un coui (demi calebasse servant de récipient) faisant office d’encensoir, un sac et « tout l’attirail » que Labat ne prend pas la peine de décrire le jugeant insignifiant. Le dénigrement4 perce à travers la terminologie employée, notamment dans le terme « marmouset ». Le mot est issu de l’ancien français marmotte, guenon, et désigne une figurine grotesque. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle avec Gauguin, le début du XXe siècle autour de 1907 (l'année du Nu Bleu de Matisse et des Demoiselles d'Avignon de Picasso) et la naissance de ce que les historiens de l'art appelleront "Primitivisme", pour que l'Occident puisse entrevoir, grâce au "goût" de ses artistes en quête de formes nouvelles (Fauves : Vlaminck, Derain, Matisse... ; Cubistes : Braque, Picasso... ; Surréalistes : Éluard, Breton, Ernst...), un autre visage de la beauté dans les productions "extra-occidentales" des peuples océaniens, mélanésiens, ou d'Afrique subsaharienne.

 

Dernier d’Afrique ou Premier d’Amérique ?

 

Ezio Bassani avance qu'au XVIIe siècle, le père Andrea de Pavie séjourne au Congo, en Angola et rapporte à ses supérieurs qu’il a brûlé des centaines de fétiches à l’exception de quatre pièces qu’il ramène à Rome pour les montrer aux cardinaux5. Une pratique courante ainsi que l’indique Raoul Lehuard d'après le témoignage de Jérôme Montesarchio, lui-même missionnaire au Congo : « Je rencontrai beaucoup d’idoles et d’objets superstitieux que je brûlai (…) en particulier, une idole de grande taille chargée d’une grande quantité d’insignes superstitieux. »6 La statuaire africaine est alors considérée comme production profane et séjour des démons. Les créations des cultures amérindiennes insulaires subirent un sort comparable. Les trésors de ces civilisations nomades furent en grande partie détruits, à l'instar des chefs-d’œuvre de l’art des Indiens Taïnos des Grandes Antilles.7

 

Labat tente bien de réduire à néant l'aura du ‘‘fétiche’’ auquel il est confronté. Voulant détruire son efficacité plastique et symbolique afin qu'il soit rejeté comme un objet dénué de pouvoir protecteur, il s’est employé à ce qu’il n’en restât pas même des cendres. Tout ou presque, dans la relation des faits et sa description très sommaire, pourrait nous faire croire à un objet « in - signifiant », mais une lecture attentive du récit en donne un tout autre éclairage. En un troublant propos qui contredit ce qu'il a jusqu'alors exprimé, Labat confesse : « Je crachai sur la figure et la rompis à coups de pied, quoique j’eusse fort envie de la garder … » (c'est moi qui souligne). La figurine présentée comme une petite chose grotesque, support de croyances sataniques, peut, 300 ans plus tard, être analysée comme une sculpture en terre cuite, inscrite dans une filiation avec la sculpture africaine. Selon Labat, pour la cérémonie, des esclaves venus d'Habitations voisines s'étaient mêlés à ceux de Fonds St-Jacques rassemblés autour du guérisseur, de l’esclave malade et de la statuette. Il raconte : « Je pris le marmouset, l’encensoir, le sac et tout l’attirail (…) je brisai l’encensoir et tout le reste de l’équipage ». La moitié de calebasse faisant office d’encensoir était-elle ornée de gravures rituelles ? Et le sac contenait-il des matières végétales, des onguents, des reliques … ? Et qu’était-ce « l’attirail », « le reste de l’équipage » : les éléments d’un autel, des objets de culte ? Cette cérémonie se déroulant dans la case, était-elle encore un rituel "africain" ou bien était-ce, déjà en 1698, un rituel syncrétique du ‘‘Nouveau Monde’’ à l’image de ceux qui perdurent dans le Candomblé brésilien, le Vaudou haïtien ou la Santeria et autres religions afro-cubaines ? Le créateur de la statuette avait-il été identifié8 ? Était-il un ‘‘spécialiste’’, un sculpteur maîtrisant son art ? Était-ce un esclave africain, un ‘‘Nègre nouveau’’ (qu’on appelait bossale) ou était-il né dans la Caraïbe (un esclave dit créole) ? Quel statut lui attribuaient les autres esclaves ? Autant de questions qui resteront probablement à jamais sans réponses.



                                                         © musée Dapper

          Elegua, Figuration afro-cubaine du dieu des carrefours
                       Ciment, cauris, cire, coupelle, pièces de monnaie,
                                                                        autres composants
                                                                                     H. : 18 cm

Bien que des équivalences formelles avec la statuaire d’une ethnie africaine précise ne puissent être aujourd'hui établies en l'absence d'image ou d'une description plus détaillée, on peut dire que ce ‘‘fétiche’’ était une projection américaine de la statuaire africaine que les artistes des premières avant-gardes européennes ne vont ‘‘découvrir’’ que 200 ans plus tard ! On peut certainement le considérer comme une des premières œuvres afro-caribéennes dont une trace (même non matérielle) nous soit parvenue, un objet de transition, un des premiers objets plastiques des Nouvelles Amériques. J’entends par là non les Amériques de la « rencontre », terme impropre qui évoquerait l’idylle, mais les Amériques du métissage forcé. Si cet objet avait survécu à l'iconoclaste fureur du R.P. Labat et qu’il eut été conservé, il aurait aujourd’hui le statut de véritable trésor muséographique et, pour les Afro-descendants, il aurait de surcroît celui d'objet transitionnel au sens psychanalytique du terme. Objet de substitution permettant de supporter l’angoisse de séparation d’avec la mère (ici l’Afrique) en gardant celle-ci symboliquement présente.

Quel était ce « petit marmouset » ? Présentait-il un intérêt muséographique avant la lettre ? En 1698, il n’y a en France ni musées d’ethnographie (la discipline n'existe pas encore), ni musées des Beaux-Arts. Le Louvre ouvrira en 1793 et le musée ethnographique du Trocadéro verra le jour en 1878. En Guadeloupe, il faudra attendre août 1984 pour que soit inauguré au Moule, le musée Edgar Clerc, premier musée (d'archéologie) de l'île, mais dédié aux vestiges des civilisations amérindiennes insulaires. L'abolitionnisme français ayant mis une chape de plomb sur la mémoire de la traite négrière et de l'esclavage, hormis un petit espace focalisé sur la figure de Victor Schœlcher en "libérateur" providentiel. Bien que Labat en ce XVIIe siècle, ne puisse collecter la statuette pour nul conservateur, ses derniers mots résonnent comme un terrible aveu. Son secret désir de la garder était-il dû à la plasticité de cette petite sculpture ? Une facture grossière, un aspect "non fini", propre à de nombreuses pièces dites "primitives", lui conférait-elle une présence plastique de nature à marquer l'esprit du père dominicain ? Les effigies en terre du dieu des carrefours cubain Elegua, dont on trouve l'origine dans la religion des Yoruba du Nigéria, souvent convoqué dans les peintures de Wifredo Lam, pourraient peut-être avoir quelques traits communs avec la sculpture détruite.

 

C'est un fait connu, Wifredo Lam fut initié aux mystères de la Santéria par Mantonica Wilson sa marraine. Dans de nombreuses toiles du peintre (Le Présent éternel, 1944 - Autel pour Elegua, 1944 - Bélial, empereur des mouches, 1948 - Grande Composition I, 1949 - Rites secrets, 1950 - Immagine N° 1, 1959...) on peut distinguer la tête en forme d'ogive de l'orisha Elegua. Divinité protectrice des Afro-Cubains, elle apparaît en terre ou en ciment, posée dans sa coupelle, les yeux, la bouche matérialisés par des cauris. Les orishas cubains sont les équivalents des loas du Vaudou haïtien, masquant leur identité derrière les noms de Saints catholiques pour tromper les oppresseurs.


                  Wifredo Lam : Bélial Empereur des Mouches, 1948
                                                                    © Adagp, Paris 2013


Dans d'autres toiles comme Les Noces, 1947, la figure des Elegua se confond avec celle des célèbres masques discoïdes et cornus Kplékplé des Baoulés de Côte d'Ivoire. Lam jouant sans doute de l'ambiguïté formelle de cette icône des deux mondes, entre Afrique et Amérique.

 

Au-delà de l'anecdote, ces faits témoignent de l’ampleur et de la brutalité d'un phénomène de destruction à grande échelle, touchant l'Afrique et les Amériques durant plusieurs siècles. Si Gauguin pouvait dire aux artistes de son temps : « Vous trouverez toujours le lait nourricier dans les arts primitifs »9, les contemporains de Labat, dans la droite ligne des conquistadores, avaient la ferme intention de tarir ce « lait nourricier » à sa source. Les esclaves Africains des Caraïbes voyaient ainsi détruit un arrière-pays qui aurait pu devenir un foyer artistique et culturel fécond, mais qui avait le tort de représenter une potentielle menace pour l’ordre esclavagiste. Couper les liens entretenus par les esclaves avec leurs cultures d'origine, où ils avaient le statut d'êtres humains, était une des priorités des colons dans le processus de réification permettant la domination racialisée. Pour casser toute cohésion, les différentes ethnies furent systématiquement mélangées, les langues vernaculaires créolisées, les musiques et les danses prohibées, les cultes interdits, les dieux eux-mêmes humiliés et les fétiches brisés.

 

Dès le XIIe siècle au moins, des objets africains entrèrent dans les collections européennes par le biais du commerce que les marchands hollandais et portugais entretenaient avec l’Afrique subsaharienne. Mais voyageurs, marchands, soldats et missionnaires sélectionnaient des objets caractéristiques, au matériau noble : ivoire, bronze, cuivre, raphia finement tissé, quand ils ne les faisaient pas spécialement fabriquer par de talentueux artistes, tels les ivoires afro-portugais (olifants, cuillères, fourchettes, salières...) dès la fin du XVe siècle. Ces objets que je qualifierai d'inoffensifs, au sens où ils ne dérangent pas la vision européocentriste des Occidentaux, sont regroupés et montrés dans des « cabinets de curiosités » comme des pièces à conviction exhibées dans le grand catalogue du monde que l’Europe s’emploie à dresser.

 

 

Un processus créatif entravé pas anéanti

 

Comparables sur un plan formel et symbolique à celui que nous évoquons ici, d’autres objets connaîtront un sort moins enviable, du fait de leur appartenance à une spiritualité et à des croyances différentes de celles qui ont alors cours en Europe. Ces "fétiches", parfois bardés de lames et de clous, l'abdomen gonflé par une charge magique, suscitant à la fois fascination et répulsion craintive, et dont l'esthétique prend ainsi un caractère subversif. Les sculptures anthropomorphes Nkisi « Nkonde » du Congo et du Zaïre exposées à la fondation Dapper lors de l’exposition Objets interdits (nov. 1989 - avr. 1990, Paris) en sont la parfaite illustration. Répulsion tenace, car l'historien de l'art William Rubin10 parlant du goût des collectionneurs dans les années 1930, évoque leur répugnance pour les masques kifwebe des Songyé du Zaïre, aujourd'hui considérés comme étant parmi les plus beaux.

 

En Occident, le discours critique ne fera son apparition que longtemps après les premiers et désastreux contacts des Européens avec des productions plastiques à l'exact opposé de l'idée de beau que s'étaient forgée les "découvreurs" autoproclamés. Les musées et l'appareil critique occidental n’avaient encore aucune existence, mais l'irruption de ces objets et de leurs créateurs, a d'emblée posé la question de l’altérité, exigeant à la fois une révolution du regard et des réponses éthiques inédites.

 


A la perte irrémédiable d'un objet, précieux à plus d'un titre, il faut ajouter toute sa dimension symbolique, l’inscription au fer rouge d'un interdit de la représentation dans l’inconscient des Afro-caribéens et ses effets inhibiteurs sur les imaginaires. Ce récit rappelle combien tout ce qui émerge des sociétés esclavagistes caribéennes, est soumis au champ de forces des logiques de domination et de réification auxquelles s'opposent des stratégies de résistances qui dans ce contexte, opèrent parfois frontalement, souvent par le "détour" et la ruse11. La culture et l'art, ne peuvent s'y soustraire, ce qui déjoue les fantasmes de pureté et d'innocence qui leur sont parfois attribués. La création plastique dans les Caraïbes fut ainsi considérablement entravée. La soudaine rupture avec des traditions africaines ancestrales de création liées aux chefferies, au pouvoir royal, aux mythes ou aux divinités, hypothéquait de même les possibilités d'appropriation des traditions occidentales de création d’œuvres. On comprend mieux qu'à l'époque contemporaine certains artistes des Caraïbes aient pu être tiraillés entre ces deux principales sphères d’influences culturelles, africaines et européennes. La trajectoire du groupe martiniquais Fwomajé12 (Victor Anicet, Ernest Breleur, Serge Goudin-Thébia, René Louise, Bertin Nivor) est à ce titre, emblématique. Les relations conflictuelles avec ces deux sphères d’influences ne leur permettant pas de s'inscrire dans des filiations artistiques sereinement assumées. Tout rattachement marqué à une sphère plutôt qu’à l’autre pouvait produire un sentiment d’exclusive mal vécu par certains artistes et leurs publics. Ainsi le Martiniquais Ernest Breleur rompit avec une peinture en quête d'une essence originelle et s'ouvrit à une approche plus complexe de l'identité. Dans le réel comme dans les imaginaires, ces deux cultures affichent des intérêts antagonistes, sources de conflits non réglés et dont les enjeux dépassent les territoires assignés à l'art. Un tiraillement dont l'intensité est parfois perceptible dans le travail des plasticiens, singulièrement dans les périodes de forte tension politique et sociale, lorsque les revendications nationalistes ont atteint un paroxysme en Guadeloupe, notamment au cours de la décennie 1970-1980. Une tension présente dans l'œuvre de Michel Rovelas13 qui fait voisiner, dans le même espace géométriquement contraint, tribut à l'Afrique par l'évocation des masques et geste expressionniste abstrait occidental. Depuis lors, d'autres artistes comme Bruno Pedurand explorent la complexité de réponses qui pourraient prendre forme dans une synthèse des pôles qui se tiraillent. La création plastique en Guadeloupe, comme reconquête récente, emprunte quelques passages obligés : appropriation de modèles et référents extérieurs, tâtonnements, redéfinition des contours de l'identité en réponse à l'identité assignée par l'ex (?) puissance coloniale... La formule fameuse de Gauguin : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » qui prend ici une résonnance singulière, se répète en écho. Non pas que ces questions ne trouvent aucunes réponses, mais du fait de la nécessité cruciale de les poser encore pour les générations nouvelles car les réponses sont autant de points cardinaux pour avancer au milieu de l'opacité d'un réel chaotique. « Che Fare ? » (Que faire ?), autre célèbre formule de l'artiste argentin Lucio Fontana. Intellectuels et artistes portant en eux cette inquiétude, accouchent encore des formes en réponses. D’où le défi pour les créateurs de poser dans cet espace des Caraïbes, des gestes artistiques autonomes affirmant une vision autre du monde. L'affirmation d’une singularité collectivement assumée comme synthèse dynamique des composantes, pourrait-elle alors offrir une possibilité d'échapper à cet espace schyzophone 14 ?

 

 

             © Jocelyn Valton, Guadeloupe 1997 - 2013

 

 

 

 

1 - Gwoka : Musique jouée aux tambours, chants et danse traditionnels de Guadeloupe qui sont nés durant la période esclavagiste. Sa pratique a longtemps souffert d'ostracisme, d'abord de la part des colons puis des représentants de la petite bourgeoisie de l'île, comme symbole de traditions africaines marginalisées.

 

2 - R.P. Labat (J-Baptiste) : Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, Martinique, Courtinaud, 1979, tome I, pp. 247-249. Ce prêtre de l'ordre des Dominicains, propriétaire de Plantations esclavagistes, vécut en Guadeloupe et en Martinique où, témoin oculaire privilégié, il fut l’un des premiers chroniqueurs de la vie dans les Caraïbes. Inventeur de procédés nouveaux pour distiller le rhum et raffiner le sucre, un rhum fabriqué à l'île de Marie-Galante porte encore son nom. Labat est loin d'avoir l'envergure de Bartolomé de Las Casas, autre Dominicain célèbre pour avoir été le premier défenseur des Amérindiens lors de la Controverse de Valladolid où il plaide pour que l'on reconnaisse leur humanité. En 1522, ce dernier écrit la Très brève relation de la destruction des Indes (dont je recommande la lecture), un réquisitoire qui décrit les atrocités auxquelles se livraient les Espagnols en Amérique du Sud et dans la Caraïbe, au nom du Christ et pour l'appât de l'or.

 

3 - L'ordonnance royale du 15 oct. 1786 qui prévoit de fortes amendes contre les excès des maîtres, relève pourtant à 50 le nombre de coups de fouet, autrefois fixé à 29, pour la fustigation des esclaves. D'après Josette Fallope : "Esclaves et citoyens - Les Noirs à la Guadeloupe au XIXe siècle" ; Basse-Terre, Société d'Histoire de la Gpe, 1992, p. 219. Voir aussi Louis Sala-Molins : Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987, p. 162-163.

 

4 - Jean-Louis Paudrat : Le Dénigrement ; Thèse de 3° cycle, Université de Paris I.

 

5 - Entretien avec Ezio Bassani cité par Laurence Husson, Objets interdits ; Dapper, Paris, p. 24, note n° 5. Pour les travaux d'Ezio Bassani, se reporter à : Œuvre d’art et objets africains dans l’Europe du XVIIe siècle - ouverture sur l’art africain. De même, selon William Rubin : "La destruction des "idoles païennes" était systématique, même s'il y a eu quelques autodafés cérémoniels (...). Quand les missionnaires sauvaient des objets, c'était en général pour montrer à leurs compatriotes, exemples à l'appui, quelles horribles superstitions ils avaient exterminées." in : Le primitivisme dans l'art du 20° siècle, Paris, Flammarion, 1987, p. 77.

 

6 - Raoul Lehuard : "Fétiches à clous du Bas-Zaïre" in : Arts d’Afrique Noire, 1980, cité par C. Falgayrettes, Objets interdits ; Paris, Ed. Dapper, 1989, p. 33.

 

7 - J. Kerchache (dir.) : L’art Taïno ; catalogue de l’exposition du Petit Palais, Paris, 1994.

 

8 - La "condition inhumaine" dans laquelle étaient enfermés les esclaves Noirs des Amériques par leurs maîtres, explique pourquoi Labat ne fait aucune allusion au créateur de la statuette dans son récit. Il s'inscrit en cela dans une longue tradition de "non attribution" liée aux œuvres d'art extra-occidental nommé au gré des époques : art exotique, art des sauvages, art Nègre, art primitif, art premier, sans jamais extirper totalement ce je ne sais quoi de relent raciste. Notons que si la cote d'une œuvre d'art occidentale est liée à l'identité et à la notoriété de son auteur, à l'inverse pour l'art extra-occidental, et singulièrement l'art africain ancien, on s'accommode aisément d'œuvres "intemporelles" aux créateurs non identifiés et au statut mal défini. (Je remplace l'expression convenue "art non-occidental", de mon point de vue trop centrée, en creux, sur l'Occident, par "art extra-occidental", voulant se situer dans un Ailleurs décentré).

 

9 - Michel Hoog : Gauguin, vie et œuvre ; Paris, Nathan, 1987, p. 312.

 

10 - W. Rubin (dir.) : Le primitivisme dans l'art du 20e siècle, Paris, Flammarion, 1987, p. 17 : "Mais ces masques n'ont pas intéressé la plupart des collectionneurs avant 1950. En fait, au moment où ils sont devenus relativement nombreux sur le marché parisien, à la fin des années trente, ils ont suscité une certaine répugnance".

 

11 - L'écrivain martiniquais Edouard Glissant parle du Détour comme stratégie de ruse et de camouflage déployée par le groupe subordonné face à un impossible Retour. Ruse ultime d'une "population transbordée" aux prises avec une domination occultée. Le Discours Antillais, Paris, Seuil, 1981.

 

12 - Fwomajé (le fromager est un arbre est l'arbre aux esprits des contes antillais) est un groupe créé en 1984 par quelques plasticiens martiniquais qui tentent de développer une nouvelle esthétique à partir de l'apport des cultures originelles. Chacun explore une direction : l'apport de l’Afrique, des marrons de Guyane, des Amérindiens...

 

13 - Né en 1939, Michel Rovelas a dirigé une école d'art au milieu des années 1990 au Lamentin. Il est considéré comme l'artiste emblématique de la peinture moderne en Guadeloupe.

 

14 - Le mot renvoie à schizophrène / aphone, un néologisme qui évoque l'œuvre de l'écrivain haïtien Frankétienne : L'oiseau schizophone, Paris, Jean-Michel Place, 1998


Illustrations / liens Internet :


- RMN / Art afro-portugais - Olifant :
http://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx?o=&Total=54&FP=52796745&E=2K1KTSJLWQEJQ&SID=2K1KTSJLWQEJQ&New=T&Pic=52&SubE=2C6NU071U6LR


Remerciements :

Kanelle Valton pour sa patience et ses relectures.
Eskil Lam, Erwan Dianteil et le musée Dapper pour les reproductions d'œuvres.










9/18/2013

Faire Patrimoine


FAIRE PATRIMOINE

Jocelyn Valton

                                                                                 *
Les journées du patrimoine en Guadeloupe, inspirées de celles de l'Hexagone, offrent un étonnant spectacle mettant en scène à la fois des institutions, la presse et les communicants de l'industrie culturelle faisant la promotion "d'objets" estampillés, décrétés "patrimoine". On peut éprouver un certain malaise devant les moyens déployés afin que la population de l'île, composée pour une grande part d'Afro-descendants, soit invitée à goûter à l'art de vivre des représentants les plus emblématiques de la culture dominante, héritière de la société esclavagiste. Le public ainsi conditionné, est dès lors prêt à apprécier le "charme" désuet des maisons dites "coloniales" avec leurs "meubles créoles", lits à colonnes et chaises de planteur. Vidés de leur substance, de leur cadre référentiel, voilà ces objets livrés aux nouveaux amateurs formatés du "style colonial" à qui l'on fait perdre de vue le contexte historique de terreur raciale, de domination et d'exploitation dans lequel ont émergé ces objets, ainsi que l'idéologie qui le sous tend.

Pour comprendre ce que peut recouvrir cette notion de "patrimoine", et bien que les sociétés coloniales ne soient pas réputées pour éduquer les individus au questionnement et à l'esprit critique, comme le poète, interrogeons nous : "Objets inanimés avez donc une âme ?" Certains objets portent en eux une "charge" symbolique mortifère. Une charge que nous pourrions comparer à celle placée dans certains objets magiques des cultures extra-occidentales et qui demeure active quand bien même ces objets élevés au rang de patrimoine proviendraient d'une époque lointaine.

Je ne pense pas que tout objet surgi du passé, tout matériau charrié par la conjoncture de l'Histoire ait d'emblée une dimension patrimoniale. L'ancienneté n'apporte aucune garantie en matière de patrimoine, pas plus que l'aspect spectaculaire de l'objet qui peut avoir la pertinence discrète et modeste de l'immatériel. Je distingue d'un côté les objets témoins du passé, qui peuvent ponctuer, illustrer le discours des historiens ou des ethnologues. Objets témoins qui, du fait de leur possible toxicité, exigent une mise à distance critique (à laquelle devraient nous convier historiens et acteurs de l'industrie culturelle). Ainsi, je ne peux considérer un camp de concentration nazi comme un objet patrimonial, mais comme un objet témoin de ce dont il faut se tenir à distance. De l'autre, les objets à valeur patrimoniale dans lesquels je vois l'implicite de l'adhésion. Adhésion pouvant aller jusqu'à la participation active. Participation, partage et transmission des luttes dansées au bâton de la Guadeloupe (le mayolè) que l'on retrouve jusqu'à Trinidad (kalinda et combats au bâton), pharmacopée traditionnelle, langue créole, arts du conte... Tel est le patrimoine qui nous a été transmis et auquel nous adhérons sans réserves, loin de toute injonction. Ces "objets" ont fait patrimoine car ils ont permis à une communauté d'Hommes de se construire, de survivre en des temps hostiles... D'autre part, le patrimoine ne se décrète pas.

Vouloir transformer les objets phares de "l'esthétique coloniale" mortifère, en modèles vertueux est un moyen sûr de brouiller la vision et d'empêcher de voir la beauté ailleurs, c'est-à-dire en nous. C'est tenter de nous conduire à adhérer à un système de valeurs qui furent crées pour nous contraindre et nous dominer. C'est donc permettre à cette domination de se perpétuer, et neutraliser sa remise en cause. Soyons convaincus que "le vrai, le bien, le beau" sont ailleurs, au fond de nous-mêmes enfouis. Notre patrimoine s'enrichit non pas dans l'adhésion à un ordre toxique imposé, mais se situe dans une esthétique de la rupture. Pour trouver sa voie, pour rompre avec la logique névrotique et libérer en lui les bonnes énergies, le Sujet doit cesser d'aimer, ce qu'en termes psychanalytiques on nomme... le "mauvais objet".

© Jocelyn Valton
Guadeloupe, le 15 /09/ 2013


4/15/2013

S. NJAMI - J. VALTON : CONVERSATION - L'art en Caraïbe-Une voie pour défier l'histoire

                                                           Simon NJAMI / Jocelyn VALTON
Conversation

L'art en Caraïbe - Une voie pour défier l'histoire




SIMON NJAMI est commissaire d’exposition indépendant. D’origine camerounaise, il est né en 1962 à Lausanne, en Suisse où il a passé ses jeunes années et a reçu sa formation universitaire. Il fut, au début des années 90, membre fondateur et rédacteur en chef de la Revue Noire qui couvrait à la fois les champs de la littérature et de l’art d’aujourd’hui, de l’Afrique aux Caraïbes. Il a été directeur artistique des Rencontres de la photographie africaine à Bamako, commissaire général de l'exposition Africa Remix, présentée successivement de 2004 à 2007, au Museum Kunst Palast de Düsseldorf, à la Hayward Gallery de Londres, au Centre Georges Pompidou et au Mori Art Museum de Tokyo et à Johannesburg. Il a participé en 2007 à la mise en œuvre du pavillon africain de la 52e biennale de Venise Check List Luanda Pop, il est consultant en arts visuels auprès de Cultures France.

Simon Njami a également publié plusieurs romans dont : Cercueil et Cie (Lieu Commun, 1985) African Gigolo (Seghers, 1989) et deux biographies : James Baldwin ou le devoir de violence (Seghers, 1991) et C’était Senghor (Fayard, 2006)


Cette conversation, interrompue de longs mois, a été réalisée entre Milan, Monaco, le Caire, Paris et la Guadeloupe, de décembre 2010 à avril 2012. Publiée dans le catalogue de l'exposition "Who More Sci Fi Than Us, Contemporary Art From the Caribbean" qui s'est tenue en Hollande en mai-août 2012, elle fut amputée malgré moi de ses questions les plus "politiques". Nous livrons ici la version complète de cette conversation.


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JV-1 : Pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances la Fondation Clément a fait appel à vous pour concevoir 3x3, ces expositions successives qui s’inscrivent comme un ‘‘triptyque’’ déployé dans trois galeries parisiennes ?

SN-1 : Cela fait suite à une discussion entamée après l’événement Parcours Martinique qui avait eu lieu au François à l’Habitation Clément en 2008 et avait été largement soutenu par la Fondation Clément. Elle voulait s’impliquer dans un projet qui assure la promotion d’artistes de la région à l’extérieur. C’est ainsi qu’est né « 3x3 ». L’idée était pour moi de confronter des artistes plutôt protégés, à un environnement réel. Or, quoi de plus réel que le monde des galeries commerciales dans lequel chacun est remis à sa place, non pas en fonction d’une histoire locale, mais selon les critères impitoyables du marché international. Cela comportait pour moi plusieurs avantages : le premier était de faire plonger ces artistes dans les conditions réelles d’une exposition dans une grande capitale artistique, et de se confronter aux exigences professionnelles d’une exposition ; la seconde était la confrontation avec de véritables critiques qui portaient un jugement, non pas sur une valeur locale, mais sur une position plus universelle qui permettrait à chaque artiste d’envisager sa position dans le monde ; la troisième était de générer une promotion qui ne serait plus uniquement le fait d’un sponsor bienveillant, mais qui permettrait ou pourrait permettre à ces artistes d’avoir un retour sur leur travail qui, encore une fois, présente un caractère plus objectif et plus neutre que ce qui peut se dérouler dans un milieu sans marché véritable et sans appareil critique d’ampleur. In fine, mon souhait était que des collaborations à plus long terme se nouent entre les artistes et les galeristes qui les auront représentés.



JV-2 : Pour l’occasion, Beaux Arts Magazine a édité un supplément dont la couverture affichait en gros titre les mots d’Olivier Poivre d’Arvor, directeur de Cultures France : « Le temps des CARAÏBES est arrivé ». Cité plus loin par la critique d’art Emmanuelle Lequeux, il avance : « Il est frappant qu’un pays plein d’ambitions et de moyens comme la France ait si peu participé au développement culturel des Antilles. […] Mais nous sommes à un moment historique très singulier où, probablement, le temps des Caraïbes est arrivé.»
Ce ne serait pas la première fois que les Caraïbes (comme l’Afrique) soient à la mode en France : expositions coloniales dès 1931, ‘‘Bal Nègre’’ du 33 rue Blomet à Paris dans les années 30 (avec Robert Desnos, Joséphine Baker, Foujita, Kiki de Montparnasse…), et que le feu de paille exotique s’en aille en fumée. Avez-vous repéré des signes avant-coureurs permettant de dire que les choses aient changé en profondeur ?

SN-2 : Pour ce qui est de l’Afrique, nous avons depuis quelques années dépassé le stade du feu de paille. Les expositions que vous citez ne manquent certes pas d’intérêt, mais elles appartiennent à une histoire que je qualifierais d’ante-contemporaine. Vous auriez pu citer plus valablement Le Short Century d’Okwi Enwezor, mon Africa Remix ou le pavillon Africain de Venise (dans lequel j’incluais aussi des artistes de la Caraïbe comme Basquiat ou l’Haïtien Mario Benjamin) et, pour les Caraïbes, Kréyol Factory (quelles que puissent être les réserves que l’on pourrait avoir au sujet de ce projet). Mais pour faire une analyse parallèle des deux phénomènes (L’Afrique et la Caraïbe), un travail de fond est entrepris sur l’Afrique depuis une vingtaine d’années et aujourd’hui, les artistes du continent ont atteint une masse critique qui leur permet d’exister à la fois individuellement et collectivement, ce qui n’est pas le cas des Antilles. Les propos de mon ami Olivier Poivre d’Arvor étaient donc, à mon sens, quelque peu outrés et participaient plus du vœu pieu que d’une quelconque réalité. Pour en finir avec l’analyse comparative, les artistes africains ont été clairement définis dans une sphère géographique extra-européenne alors que les artistes antillais, bien que les situations réelles soient comparables, se trouvent eux inclus dans la sphère européenne (française en l’occurrence) avec des avantages certes (les aides publiques) mais des inconvénients plus grands à mon sens, puisqu’il est difficile pour un observateur non qualifié du milieu international de l’art de les mettre dans une case. Or une case, pour pesante qu’elle soit à des avantages sur l’identification. Il n’existe pas, à mon sens, de véritables signes avant-coureurs de quelque progression. Lorsque l’on compare les Antilles françaises à leurs voisines des Caraïbes, force est de constater le retard. Je pense qu’il serait pertinent d’associer les Antilles françaises à une sphère géographique plus vaste, de sorte à atteindre la fameuse masse critique sans laquelle aucune visibilité n’est possible. L’effort consenti en septembre dernier par la République dominicaine qui remettait en selle une biennale caraïbe est un exemple à suivre.



JV-3 : Parlant des artistes de 3x3, vous avez déclaré dans une interview accordée à la chaîne de télévision France O : « Il règne un peu sur ces îles ce qu’on appelle le ‘‘Comfort zone’’ (la zone de confort). Les gens sont là, ils sont à la maison, ils ont leurs habitudes, il y a les vedettes locales… , donc tout ça ronronne et il me paraissait intéressant de les confronter à un monde plus vaste… Tenter de les exporter… »
Si l’on prend en compte le contexte des Antilles françaises, qui n’est pas celui du reste de la Caraïbe et qui n’a rien de comparable avec celui de l’Hexagone : absence d’espaces de conservation, d’exposition et de légitimation, absence de galeries, coût élevé des voyages (y compris dans l’espace caribéen) et du transport des œuvres, quasi-impossibilité pour les artistes d’avoir une pratique professionnelle, rareté de la presse et des revues spécialisées, absence d’espaces de débat pour la critique d’art, public peu éduqué à l’art, politique publique pour la création plastique timorée ou très instrumentalisée… A quoi il faudrait ajouter : exclusion séculaire de leur bassin géographique et de leur environnement culturel naturels afin de les isoler pour accroître leur dépendance à la France, ne devrait-on pas plutôt parler, concernant un milieu si aride (pour les créateurs et pour leur public), de « zone d’inconfort » ?


SN-3 : Non. J’insiste. C’est une zone sinistrée qui devrait conduire les acteurs culturels à la révolte. Lorsque je parle de révolte, je ne signifie pas jets de pierres etc. La seule révolte qu’un artiste puisse exprimer, c’est à travers son travail. Et de façon collective. Il manque certes de tout sur les îles, mais il existe tout de même des embryons de structures, des guichets à subventions, de petits moyens de s’en sortir localement, qui évitent de se confronter à un monde plus vaste. C’est cela que j’appelle la « comfort zone ». Cette espèce d’immobilisme qui conduit à tout accepter et à devenir fataliste. Dans les endroits où il n’y a vraiment rien, c’est marche ou crève. Et les artistes qui ne bénéficient pas du quart de la moitié du millième de ce qui existe sur les îles françaises sont contraints de trouver les moyens de s’en sortir seuls. Parfois le désert total vaut mieux, pour l’énergie, qu’un semblant de quelque chose.



JV-4 : Ces demi-mesures, saupoudrées de quelques subventions tenant lieu de politique culturelle entravent la formation d’un ‘‘écosystème’’ plus sain, mieux maîtrisé par les acteurs endogènes. L’image du « guichet à subvention » qui renvoie à l’état de dépendance dans lequel nous sommes maintenus n’est sans doute pas compatible avec la posture de liberté que revendique tout artiste. D’autre part, l’émergence d’une scène artistique dans la Caraïbe ne dépend pas des seuls moyens matériels. Si l’art porte en lui cette part de vérité qui donne le pouls d’une société humaine à un moment donné de son histoire, les Antilles françaises peuvent-elles offrir un autre tableau que cette zone sinistrée que vous décrivez ? Difficile de voir s’imposer un art florissant et des artistes brillants en nombre dans une société qui cherche ses marques. Comment sortir de l’impasse lorsque, au final, c’est l'Occident qui valide et impose ses critères ?
Dans les pays non occidentaux et singulièrement les pays du Sud, les anciennes colonies, le ‘‘milieu de l’art’’ ne devrait-il pas s’attacher à promouvoir des valeurs autres que celles de la réussite individuelle et de l’argent si emblématiques de l’Occident ?

SN-4 : Il ne faut rien attendre de l’État. C’est le piège absolu. Et faire avec ce qu’il donne, quand bien même ce serait ridicule. Ce n’est pas l’État qui fait les artistes et précisément, un artiste qui est vraiment libre ne se plaint pas de ce qu’on ne lui donne pas. La création française, de manière générale, est devenue, par rapport au contexte global, un parent pauvre. Pourtant il existe un semblant de politique culturelle au niveau de l’État, même si ces dernières années, nous assistons à un recul très net. Cela signifie que, quelles que soient les sommes allouées, le sort des artistes réside avant tout entre leurs mains. Et c’est à eux et à seuls, par des stratégies personnelles ou collectives, de contraindre les autorités à les reconnaître. Personne n’a subventionné Jean-Michel Basquiat. C’est précisément la clé de tout cela. Au Cameroun, en Angola, en Égypte, en RDC, des collectifs se sont mis en place sous l’impulsion d’artistes ou d’acteurs culturels qui ont payé de leurs personnes pour que des choses surviennent. En RDC, à Lubumbashi, il existe désormais une biennale dont j’ai dirigé la dernière édition pour appuyer l’initiative d’un artiste et lui donner un plus grand écho. De la même façon, en Angola, à Luanda, une triennale de plus en plus importante a tenu sa seconde édition cette année, toujours à l’initiative d’un artiste. En Égypte, au Caire, un artiste a ouvert un centre d’art dans lequel il invite des artistes internationaux et des artistes locaux à venir montrer leur travail. A Douala et Lagos, ce sont des acteurs culturels. Nous ne pouvons pas fonctionner, dans ces pays-là, sans solidarité et générosité. Le repli sur soi ne mène à rien, car, quand bien même on accéderait à une certaine réussite, cette réussite ne vaudrait rien si on est le seul à en jouir. Dans les expositions que j’ai montées en Occident et en Asie, le personnel des musées était là par fraternité, entraide et réelle amitié, sans qu’aucune idée de compétition ne règne parmi les artistes. C’est cela que nous avons à apporter. Au-delà de la production artistique elle-même, c’est une autre manière d’envisager le monde et le rapport à l’autre.



JV-5 : Après l’abolition, nous étions enfin libres… et nus. Vouloir que l’État gère les deniers des contribuables pour satisfaire leurs aspirations à un meilleur épanouissement me semble une légitime exigence. Par exemple, pourquoi ces territoires de la République ne sont-ils pas dotés de musées, malgré des projets comme le M2A2 porté par Édouard Glissant dans les années 90 ? L’échelle d’un continent n’est pas comparable à celles des Antilles. Les artistes Africains avec qui vous collaborez viennent de grands pays qui possèdent et gèrent leurs propres richesses. Leurs possibilités d’échanges sont tout autres, mais l’art est loin d’être une priorité face aux problèmes vitaux. En revanche, à Luanda en Angola, la triennale que vous évoquiez a bénéficié de l’une des plus importantes collections d’art contemporain du continent, que possède un homme d’affaire fortuné : Sindika Dokolo. Pas besoin de subventions publiques pour Basquiat qui émerge dans le New York des années 80 où l’argent coule à flot. Le système des galeries qui a repéré la poule aux œufs d’or lui donne les moyens et la critique a très tôt salué son talent rare. Néanmoins, il demeure un météore isolé comme un rêve inaccessible. La réalité est autrement complexe dans la Caraïbe où il faut briser les logiques de rivalités et de confinements, les camisoles politiques, commerciales, linguistiques…, instaurées par les puissances occidentales pour mieux nous dominer. Je crois que ces camisoles sont à l’origine d’une véritable difficulté à nous situer nous-mêmes, tant il semble difficile d’avoir l’ambitieuse vision d’un ‘‘pays’’, d’un État, et des projets à cette mesure lorsque l’on nous rappelle, quoi que l’on fasse, à notre statut de petite région monodépartementale (405 000 habitants) de ‘‘l’Outre-mer français’’. Notons d’autre part que vous parleriez difficilement de « l’immobilisme » des artistes contemporains de la Dordogne (406 791 hab.) ou de la Savoie (408 842 hab.), deux départements français. Voilà toute l’ambiguïté de notre statut.
La Fondation d’art créé en Martinique, sur le site d’une ancienne Habitation esclavagiste par Bernard Hayot (homme d’affaire fortuné et influent de la caste béké) à la tête du groupe GBH, mécène et commanditaire de l’exposition en triptyque, fait l’objet dans la Caraïbe française, d’avis très contrastés. Cela a-t-il été un obstacle à contourner pour mener à bien ce projet ?

SN-5 : Pas réellement. Je suis pour les gens qui font des choses. Et tant que l’argent qui finance a été gagné honnêtement, je ne vois pas d’inconvénients à apporter mon soutien à des initiatives qui me paraissent aller dans le bon sens. Je sais les questions politiques qui agitent ces îles depuis Césaire. Mais il me semble, pour ce qui me concerne, que les artistes sont et doivent être les seuls juges en cette matière. L’arrivée de la Fondation Clément dans le paysage culturel a été un événement positif. Les artistes disposent d’un lieu d’exposition et d’un collectionneur qui les soutient. Il faut éviter tout amalgame et regarder les choses avec objectivité : qui est aujourd’hui le plus grand soutien de l’art contemporain dans la Caraïbe française et quels sont les événements qui ont eu un écho qui aille au-delà des îles ? A mes yeux, la Fondation est une force et un outil crucial pour le développement de la sensibilité contemporaine dans les îles. C’est cela l’important. Et que Bernard Hayot décide de mettre une partie de son argent dans une entreprise non lucrative plutôt que de la placer en bourse me paraît être une bonne chose. Pour en revenir aux pays africains et aux différentes initiatives qui y voient le jour, il est important de rappeler que si l’on fait la comparaison entre les budgets culturels dont disposent la Martinique et la Guadeloupe par rapport à la RDC ou au Cameroun, nous sommes dans un rapport de 1 à 100. Pourtant des choses existent. Majoritairement dans les capitales, naturellement, où se trouve la plus grande concentration de population et de ressources. Les États n’interviennent pas dans ces mouvements qu’ils regardent de loin, pour le mieux. L’initiative peut venir de partout. Il ne s’agit pas de reproduire la biennale de Venise à Fort-de-France, mais de faire en sorte que l’art contemporain devienne une réalité quotidienne.

JV-6 : Pour qu’il le devienne, compte tenu de la réalité de la Guadeloupe (et de la Martinique), sans doute faudrait-il que l’art puisse être ici un ‘‘produit de haute nécessité’’. J’emprunte cette expression à Patrick Chamoiseau et au collectif, signataires du Manifeste pour les « produits » de haute nécessité durant la crise de 2009. Qu’il puisse jouer un rôle déterminant dans le dépassement de cette situation de crise profonde que connaissent ces îles et dont elles ne trouvent pas l’issue. Les trois expositions se sont déroulées un an après le mouvement social historique de février 2009 aux Antilles françaises, singulièrement en Guadeloupe, où a eu lieu en 44 jours, la plus longue grève générale de toute l’histoire de France. En Guadeloupe, 49 organisations (syndicats, associations, partis politiques) sous la bannière du LKP (Lyannaj Kont Pwofitasyon / Union Contre La Profitation) aspiraient à changer les rapports sociaux sclérosants, paralysants, hérités du temps des plantations esclavagistes et dénonçaient notamment les profits exorbitants de la grande distribution. Je pense au travail de l’artiste Allemand Hans Haacke qui a pu mettre en lumière les liens que de grandes entreprises (Total, Mobil, Lindt, Mercedes…) entretiennent avec l’art par le biais du mécénat, dans le seul but d’acheter une respectabilité et une image politiquement correcte auprès de l’opinion. Compte tenu du contexte de l’Habitation Clément que j’évoquais précédemment, avons-nous les moyens de penser que Bernard Hayot et la Fondation Clément s’inscrivent dans une logique différente avec une volonté de changer la nature de ces rapports où l’ethnicité recouvre le social ?


SN-6 : Cette question est étroitement liée à la précédente, où vous évoquiez la controverse soulevée sur les territoires martiniquais et guadeloupéens où la Fondation Clément est le seul acteur privé qui pèse sur la création contemporaine. Mais Bernard Hayot n’est pas le seul homme fortuné de l’île. Que font les autres ? On voit, en Afrique, naître une génération de collectionneurs privés qui ont décidé de faire de l’art contemporain un cheval de bataille idéologique. Bernard Hayot n’empêche pas l’éclosion d’autres initiatives. En fait, ce qui lui est reproché, au-delà des polémiques liées à l’histoire, c’est d’être le seul, et partant, de courir le risque d’une situation de monopole. Mais en faisant appel à moi, par exemple, il s’est adjoint un observateur « objectif » que les querelles ou les amitiés intestines ne concernaient pas. Je vois là une volonté d’ouverture qui dépasse le simple cadre de la Martinique et de la Guadeloupe. Cette question, à mon sens, est souvent mal abordée, parce que la passion l’emporte bien souvent, dans les débats, sur la raison. Il faut, je pense, avoir un regard cynique et distancié sur la politique des grands groupes. Le fait d’accepter un sponsoring, parce que, encore une fois, il vaut mieux que l’argent aille dans la culture plutôt que dans les armes, n’empêche pas de rester lucide et de poursuivre les combats sociaux qui divisent la société en riches et pauvres, profiteurs et exploités. Pour ce qui est de la Fondation Clément, je vois une différence majeure : la fondation ne représente pas un groupe multinational qui spécule sur la marché boursier global. Nous sommes ici face au capitalisme à l’ancienne dans lequel ce qui est vendu est le fruit d’un travail concret et non de montages boursiers dont les conséquences, comme nous l’avons vu avec les crises bancaires et la crise des subprimes aux États-Unis, ne peuvent qu’entraîner des catastrophes économiques. D’autre par, Bernard Hayot inscrit son action dans un cadre spécifique qui relève de l’autobiographie. Il est, qu’on le veuille ou non, un Antillais et en tant que tel, il a décidé de faire quelque choses pour « son pays ». Et cela suppose un engagement et une éthique personnelle, parce qu’il participe au développement de sa propre société en tant qu’acteur citoyen. Ses moyens d’action sont supérieurs et c’est tout à son honneur d’en mettre une partie au service d’un plus grand nombre. Je ne vois là aucune tentative de manipulation. S’il vivait ailleurs qu’en Martinique et que ses capitaux avaient une autre origine, la question pourrait se poser. Or ce n’est pas le cas. Et, pour avoir discuté longuement avec lui de ces sujets, il ne fait aucune confusion entre son action de mécénat et ses affaires. Ce sont deux domaines différents qui obéissent à des logiques différentes. Je peux comprendre que l’on combatte le « patron » dans des affrontements sociaux comme on en trouve dans toutes les démocraties parce qu’il s’agit d’une règle mécanique, mais faire l’amalgame est à mon sens une erreur. Et je ne sache pas que la Fondation ait jamais orienté sa communication dans le but de dédouaner le Groupe. Au contraire, j’ai été frappé par la volonté de Bernard Hayot d’éviter le mélange des genres et d’être discret sur ses actions. Je veux croire, c’est ma conviction, que la politique de la Fondation s’inscrit dans une autre logique. Il s’agit ici de constituer un patrimoine qui soit accessible à tous. Au-delà des actions strictement artistiques, la Fondation travaille sur un aspect mémoriel qui occupe une place importante. Je ne pense pas qu’un grand groupe financier ou industriel aurait les mêmes priorités ni la même forme d’engagement.



JV-7 : Après avoir vu les deux premiers volets du triptyque 3x3 à Paris, il m’a paru nécessaire d’aller en Martinique constater comment étaient montrées les choses et quel discours les accompagnait à la Fondation Clément. Ce que j’ai trouvé frappant, c’est précisément l’aspect ‘‘autobiographique’’ dont vous venez de parler. D’un côté, la mise en scène spectaculaire (sur le site d’une ancienne Habitation sucrerie du XVIIIe siècle), de tout ce qui renvoie au pouvoir des premiers bâtisseurs du système d’Habitation (ou de leurs descendants, assez influents pour y recevoir les chefs d’État des puissances occidentales). De l’autre, un silence pesant sur l’histoire des esclaves Africains, pourtant indissociable de l’histoire de ces lieux, leur tragique destin ayant permis l’accumulation du capital. Sans mettre en avant la morale, on peut se demander si dans un tel environnement, la place réservée à l’art n’est pas biaisée. Qu’en pensez-vous ? L’art contemporain (artistes, œuvres, critiques d’art et public), au regard de ce contexte, ne doit-il pas interroger avec ses moyens propres ce qui est tenu pour évident ?


SN-7 : J’ai toujours regretté que dans certaines parties de la Caraïbe, l’histoire soit occultée. Et cela n’est pas le seul fait des Blancs. Blancs et Noirs ont adopté une attitude assez ambiguë à ce sujet. Je cite Césaire de mémoire qui disait, parlant de la Caraïbe, que tant que ses habitants n’auront pas admis la totalité de leur histoire, ils ne seraient pas en mesure de se transformer. De quoi est faite cette histoire ? De l’esclavage, bien entendu, et de l’Afrique. Or, je constate, à chacun de mes séjours, la criante absence du continent dans les débats artistiques. Il ne s’agit pas, comme durant les premières heures de la Négritude, de se revendiquer nègre, donc africain, mais d’intégrer comme faisant partie inhérente de son histoire les développements du continent. Il existe peu de liens, peu de projets qui visent à rapprocher ces deux parties du monde alors que l’avenir se trouve peut-être là. Celui qui raconte l’histoire, nous enseigne-t-on, est bien souvent le vainqueur. Mais en sommes-nous encore à aborder le débat en termes de vainqueurs et de vaincus ? Nous venons d’entrer dans le troisième millénaire. Les uns et les autres devraient quitter des attitudes dogmatiques pour réellement créer un espace commun dans lequel chacun se sente à sa place. Lorsque, au Zimbabwe, pour des raisons électoralistes, Mugabe s’est servi du problème bien réel lié à la répartition des terres, nous avons vu le résultat de la manipulation. L’histoire est telle qu’elle est et ne peut être réécrite. En revanche, il existe de nombreuses manières de l’aborder et d’en tirer des leçons. L’Habitation Clément est ce qu’elle est. Elle est devenue un centre d’art après avoir été essentiellement un lieu de tourisme patrimonial. Pour avoir travaillé avec lui, je sais que Bernard Hayot est toujours à l’écoute. Mais on ne peut pas lui demander de gérer un passif dont il n’est que l’un des acteurs. L’équipe de la fondation est réduite. Il incombe aux artistes de se manifester avec de vrais projets qui ne seraient pas uniquement nombrilistes. C’est là que l’on serait en mesure de juger de la volonté d’ouverture de la Fondation. Il faut éviter d’avoir des positions de forme qui ne s’attaquent jamais aux questions de fond. Il est temps, je crois, d’aborder de front ce que l’Haïtien Jean-Claude Fignolé appelait la « schizophrénie insulaire ».



JV-8 : Qu’il y ait des perceptions divergentes et des débats autour des propositions de la Fondation Clément afin de mieux saisir ses objectifs et de voir là où il peut y avoir des contradictions me paraît normal face à un projet loin d’être anodin prenant place sur un terrain très sensible qui exige de nous la plus grande vigilance intellectuelle. Il serait anormal que tout cela se passe dans le silence et une totale indifférence, dans une société où s’est perpétué sans discontinuer, la puissance économique des descendants des premiers colons et les mécanismes de domination dont profite leur ethno-caste… Sans être pour autant fermé à toute possibilité de dialogue. Vous donnez comme réponse à une question sur les raisons qui ont motivé le choix de Bruno Pédurand ouvrant le premier volet du triptyque 3x3 : « Je l’ai choisi pour la façon dont il n’est pas essentiellement Caribéen. »
Une telle réponse ne pourrait pas être donnée à propos de quelques artistes Américains majeurs dont les œuvres renvoient de manière si forte à leur pays, à leur culture. Andy Warhol a peint le dollar, Marilyn Monroe, des bouteilles de coca, des boîtes de soupe Campbell…, Robert Rauschenberg a placé un aigle empaillé dans l’un de ses combines painting parmi les plus emblématiques qu’il a intitulé Canyon, Jasper Johns a peint la bannière étoilée… Je pense aussi à l’univers du Cubain Wifredo Lam, plus proche de nous, à sa grande Jungle du MoMA et ses hybrides entre divinités vaudou, arbres tropicaux et créatures humaines.


SN-8 : Ce que je voulais dire par là, mais on est toujours tenté d’employer des formules pour énoncer des choses très complexes, c’est qu’il se définit avant tout comme artiste et ne s’interdit rien, sous prétexte qu’il est de telle origine. Il est évident pour moi que l’identité d’un artiste est primordiale, parce qu’elle définit la source à laquelle il puise sa vision du monde. Mais par identité, je n’entends pas nationalité et ethnie. Je désigne par là l’architecture complexe qui nous compose et qui fait de nous des êtres hybrides. Nous ne pouvons pas, dans une opération incantatoire, faire le tri des apports qui nous constituent sous le prétexte que nous avons un message ou une revendication politique à énoncer. L’art est d’abord ce qui est montré. Puisque vous citez quelques artistes américains, il me semble que l’exemple n’est pas tout à fait à adapté à ce qui nous préoccupe. Coca-Cola ou Marilyn Monroe, comme la bannière étoilée, sont devenus des symboles abstraits qui ne renvoient pas nécessairement à l’Amérique profonde. Des artistes d’autres nationalités utilisent régulièrement ces mêmes symboles, auxquels on peut ajouter l’Italienne Mona Lisa, parce qu’ils sont reconnaissables partout. Mais il est clair que l’on crée avant tout à partir d’un contexte. Ce que j’entendais, dans la phrase que vous avez relevée, c’est que le contexte ne doit jamais primer sur la création elle-même.



JV-9 : Images mondialisées qui témoignent de la domination et de la fascination qu’exerce l’Amérique sur le reste du monde. Ne peut-on pas voir le contexte comme une formidable source d’énergie pour le travail de certains artistes ? Ainsi, Jean-Michel ne serait devenu Basquiat que parce qu’il est fils d’un immigré Haïtien, descendant d’esclaves Africains, et de Mathilde, d’origine portoricaine… Qu’il a grandi dans une des plus grandes mégalopoles occidentales… avec tout ce que ça implique comme ouverture culturelle… Que durant son enfance il a régulièrement visité les grands musées new-yorkais avec Mathilde… Qu’il avait une connaissance intime et ancienne du racisme… Contexte qui lui a permis d’avoir une conscience aigüe de lui-même et du monde, dont il a fait le matériau, mâtiné de culture urbaine américaine, de ses fulgurances créatrices.
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau parlent de « créolisation » pour évoquer une ouverture à l’imprévisible. De mon point de vue, les meilleurs artistes des Caraïbes, là où eut lieu le choc extrêmement violent de la première grande créolisation, ceux que l’histoire devrait retenir, sont ceux qui sauront adopter la posture de chasseurs d’imprévisible tout en développant à la fois une conscience sensible et une réactivité singulière à leur contexte, avec le désir de contribuer à le changer. Dans ces régions où il reste tant de combats à mener, de questions à poser, ne faudrait-il pas développer d’autres postures d’artistes que dans les lieux de la domination ?

SN-9 : La créolisation est un mot aujourd’hui trop chargé. Je préfère parler de sédimentation. L’homme moderne est nécessairement à rechercher hors de la vieille Europe. Le problème c’est que l’homme moderne n’est pas toujours conscient de sa modernité. Il faut une distanciation, ce que Sartre appelait un dédoublement, pour pouvoir passer du stade passif au stade actif. Le créole qui ignore son pouvoir de stabilisation du monde convenu est sans effet. Seul importe celui qui a cette conscience, celui qui réalise que les « armes miraculeuses » sont toutes bonnes à prendre. Une arme n’est rien. C’est ce que l’on en fait qui détermine son efficacité. Basquiat l’a compris. Lam l’a compris. Pas de manière utilitariste, mais d’une façon totalement ingénue. Comme une évidence. Ils étaient, et cela suffisait pour montrer au monde une autre manière de voir les choses. Une autre manière de penser. Les êtres pauvres, sont ceux qui sont persuadés de procéder d’une essence. Hitler, Le Pen, et tous les nationalistes de bas étage. Nous sommes des êtres polymorphes, des mutants, pour reprendre Senghor. C’est ce qui fait notre force que l’on a toujours voulu décrire comme une faiblesse. Le mutant détient la mémoire du monde. C’est la raison pour laquelle il peut la décliner à l’envie. Il est libre parce qu’il a été esclave, parce qu’il a été colonisé. Et son rapport au monde est une relation qui ne pourrait jamais être fermée, qu’il le veuille ou non. Parce qu’il est le monde. Pour reprendre votre rhétorique de la domination, qui d’autre que le mutant a été à la fois dominant et dominé ? Et qui mieux que lui peut apporter au monde une attitude libre de toute révérence essentialiste ? Admettons que l’Allemand soit Allemand, l’Anglais, Anglais et l’Italien, Italien. Qu’est le mutant, si ce n’est la somme impossible de tout cela ?



JV-10 : Dans le supplément de Beaux-Arts Magazine, vous affirmez : « La Martinique et la Guadeloupe […] font partie intégrante de la France. Une France d’outre-mer, c’est-à-dire une France hors de la France. […] Trois-par-Trois n’est sans doute là que pour rappeler quelques évidences. Les Martiniquais et les Guadeloupéens sont des Français comme les autres. »

Dans la volonté de fusion totale  il y a le risque de l’aliénation et de la perte de soi, le risque de devenir transparent, contre lequel lutte une part des Antillais. Les Caraïbes ne devraient-elles pas plutôt faire émerger leur propre vision, cultiver tout ce qui les rend singulières aux yeux du reste du monde qui n’aurait d’ailleurs pas intérêt à voir des artistes voulant gommer tout ce qu’ils ont de plus vrai ? Imaginons plutôt que se dessine une réalité différente, plus complexe, où ces îles ne soient pas de simples appendices de la France. Les artistes, qui ont coutume de l’inédit, peuvent donner des clés permettant d’inventer un type nouveau de relation avec la France, afin de briser définitivement le cercle vicieux de la domination.

SN-10 : Nous revenons ici sur le discours de l’identité. Il semble clair, pour moi, que dire : « Les Martiniquais et les Guadeloupéens sont des Français comme les autres », renvoie à une autre problématique, car il me semblait évident que la question n’était pas là. Il y a un autre monde, avec ses réalités propres (par exemple économiques) que l’artifice de la République ne peut pas gommer. J’aime partir des faits tangibles (en cette occurrence la législation), pour montrer à quel point les évidences ne veulent rien dire. Mais dans le même temps, s’affirmer différent, alors que c’est une non question, c’est refuser de prendre en plus, les droits que votre statut, aberration de l’histoire mais réalité contemporaine, vous octroie. Là encore, nous retrouvons ce concept de dédoublement cher à Sartre. Comment négocions-nous cette double appartenance ? Comment la détournons-nous à notre profit ? Rien n’est pire qu’un statut subi, qu’un statut que l’on ne maîtrise pas. Je pense qu’il est nécessaire d’embrasser toutes les contradictions qui sont la matière d’un être humain, pour les transformer selon nos propres nécessités, les réduire à nos besoins vitaux. Il importe que ces besoins soient définis et que s’exerce une réflexion sur la notion du « Nous », chère à Ernst Bloch. C’est le point de départ de toute révolution dialectique.



JV-11 : Face à des artistes venant des Caraïbes, le concept « d’identité » est fréquemment évoqué par les commentateurs pour rappeler que c’est le lieu d’un « enfermement », une étape à « dépasser » rapidement. Vous terminez la présentation de l’exposition en disant que « ce qui fait la beauté de l’humanité se niche dans ce qu’elle produit, non dans la manière dont elle est définie. » Ne pourrait-on pas dire aussi que ce qui fait la beauté de l’humanité vient de sa capacité à se définir elle-même ?

Envisageons la littérature : Aimé Césaire : ouvre la voie avec la Négritude, Édouard Glissant à sa suite :   l’Antillanité, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau : la Créolité, Édouard Glissant encore (mort durant cet entretien) : la Créolisation et le Tout-Monde qui distingue les cultures de type atavique à racine unique et les cultures rhizomiques à racines multiples. Ne peut-on pas affirmer que ces introspections, ces questionnements, loin d’enfermer les Caribéens dans des postures statiques, signent des approches dynamiques et ouvertes s’affirmant comme résistances premières aux définitions réductrices dans lesquelles certains ont voulu les emmurer ?

SN-11 : La capacité à se définir soi-même ne fait pas la beauté de l’humanité. Elle constitue l’humanité. C’est ce que Sartre avait nommé dédoublement. C’est-à-dire l’aptitude à exercer une pensée active sur ses actes. La colonisation ou l’esclave imposaient à leurs sujets la passivité, la mécanisation d’un labeur abrutissant et des règles qui empêchaient l’être soumis de se penser. Car se penser, c’est se rebeller. C’est nourrir une réflexion ontologique sur soi, et nécessairement sur l’autre. Lorsque je disais plus haut que l’histoire est toujours écrite par le vainqueur, c’est à cela que je faisais allusion. Cette histoire-là, que j’appellerai officielle, est précisément celle contre laquelle les damnés de la terre doivent se rebeller. Non pas en opérant un révisionnisme stérile, mais en envisageant une histoire parallèle, avec son propre rythme, avec sa propre narration. Et cette histoire-là ne peut être écrite que par ceux qui l’ont vécue. Nous sommes condamnés à inventer sans cesse l’avenir. Mais cette opération ne peut survenir avec un quelconque succès qu’à la condition que cet avenir ne fasse pas l’impasse du passé. Non pas le passé figé qui faisait réciter aux générations précédentes « nos ancêtres les Gaulois », mais le passé intime, qui procède presque de l’indicible. Et l’identité, au cœur de ce débat, est précisément cette chose mouvante, insaisissable, que tous les intellectuels et tous les artistes s’acharnent à rendre visible. Comme un processus ouvert, et non comme une vérité fermée.

                                                                                                                                                         Avril 2012


JOCELYN VALTON est critique d’art membre de l’AICA. Après la psychologie qu’il interrompt en licence pour s'adonner à la photographie, il entame des études d’art à la Sorbonne. Photographie, art contemporain et arts de l’Afrique subsaharienne sont alors ses centres d’intérêt qui le mèneront au Sénégal pour un voyage de fin d’études. Depuis 1992 il est retourné en Guadeloupe où il est né. Il y enseigne et s’intéresse aux signes d’émergence de l’art comme geste questionnant dans la région des Caraïbes. Ses publications récentes traitent de sujets qui mêlent social, politique et art comme prolongement de la vie.